Je n'ai pas vu le temps passé. Ma mère et moi avons travaillé sur l'agencement de la boutique toute la journée. Ouvrir des cartons, faire des stocks et des inventaires. Bien sûr, je ne peux pas le faire seule mais je peux compter sur elle pour m'épauler. Je l'ai raccompagnée à sa chambre d'hôtel, mon studio étant trop petit pour qu'elle s'y sente à l'aise. Puis je suis partie me balader dans le Forest Park à quelques rues d'ici. Ce que c'est apaisant de sentir le chemin de terre sous mes pieds, l'énergie des arbres, la fraîcheur de l'air saturé par les épicéas en cette saison. Je pourrais y faire un rituel, mais je ne suis pas seule. Il n'est pas encore assez tard. Je perçois les âmes égarées autour de moi. Oui, ce sont bien des vivants. Il n'y a pas souvent besoin d'attirer les esprits défunts pour rencontrer des âmes en peine dans ce monde. Je m'arrête dans ma longue marche, inspire profondément, sentant les vibrations du lac à quelques mètres plus loin. Je tente d'imaginer la vue en vain… Je ne vois que des couleurs, des étincelles qui s'entremêlent. Ce que j'appelle des énergies. Mais l'atmosphère est belle et je m'y sens bien.

Jusqu'à me sentir observer. J'ai plutôt l'habitude. Je me balade dans le noir sans difficulté, ça a tendance à faire peur aux voyants. Aux valides. Je décide de passer outre, continue ma contemplation, relevant mes mains vers le ciel pour percevoir au-delà du réel, de la chaleur dans mes paumes qui vient me confirmer la quiétude de l'endroit. Je me concentre et comprends que le regard est familier. Je souris. C'est Eoghan. Mais je ne vais pas lui dire pour ne pas l'effrayer. Je perçois son aura avec plus de force que les autres. Quand je me tourne vers lui, avec une petite brise qui va dans ma direction, je reconnais même son eau de toilettes que j'aime tant. C'est un homme qui prend soin de lui sur bien des aspects. Mais l'intériorité et les sentiments semblent lui être encore totalement inaccessibles. Sur bien des aspects, il est mon opposé. Mais je veux savoir pourquoi nos deux âmes se cherchent ses derniers temps. Pourquoi il s'invite si souvent dans mes rêves. Lui dont je n'ai jamais oublié le visage. Est-il si différent aujourd'hui ?

Je crois que les lumières du parc sont encore allumés, que nous ne sommes pas totalement dans la pénombre. Mes yeux aveugles perçoivent tout de même les fortes sources de lumière et je me retrouve souvent ébloui sans mes lunettes de soleil. Je veux l'inviter à s'approcher. « C'est une belle soirée n'est-ce pas ? » Je ne veux pas qu'il sache que je l'ai démasqué. Oui je suis une sorcière, mais pas dans le sens où tout le monde l'entend. Je ne souhaiterais pas qu'il parte en courant, bien au contraire. Je me réjouis de passer un nouveau moment à ses côtés ce soir.

J'étais là, tranquille, profitant du calme du parc comme un mec qui a enfin sa dose de zen après une journée de folie à la salle. Les lumières tamisées, les bruits apaisants de la nature autour de moi, tout ça, c'était comme une sorte de bouffée d'air frais. Je me sentais bien, quoi. Puis, bam ! Wynonna est apparue, là, à quelques pas. Quand je l'ai vue au loin avec sa canne, j'ai tout de suite su que c'était elle. Celle avec qui j'avais passé un sacré bon moment à se balader dans le quartier l'autre jour. Un sourire niais s'est collé sur mes lèvres, comme si j'avais retrouvé une vieille connaissance. J'ai eu cette envie soudaine d'aller lui dire salut, mais avant que j'aie pu bouger, elle s'est retournée et m'a parlé la première, comme si elle avait senti ma présence, alors qu'elle est aveugle. J'ai senti un petit truc bizarre dans le ventre, un mélange de surprise et d'excitation. « Moi qui pensait être un mec discret » j'ai lâché, un peu gêné, en me grattant la tête. Comment avait-elle fait pour savoir qu'il y avait quelqu'un ?

« C'est cool de te revoir, Wynonna ... Oh, au fait, C'est Eoghan... T'es venue dans ma salle de sport l'autre jour et on a passé l'après-midi ensemble... » J'ai pas vraiment su pourquoi j'ai ressenti le besoin de préciser ça. Peut-être pour qu'elle se rappelle de moi, ou juste parce que j'étais emballé à l'idée de la recroiser. Mais je suis quand même obligé de me présenter, elle ne voit pas et on a parlé qu'une seule fois, elle ne se rappelle sans doute pas de ma voix... J'ai même eu un moment de doute, me demandant ce qu'elle ressentait en me voyant là, en face d'elle. Si elle avait capté ma présence d'une manière ou d'une autre. « Toi aussi t'aimes te balader la nuit ?  » j'ai balancé, un peu au hasard, puis j'ai grimacé, me trouvant sacrément con. Heureusement, elle peut pas voir ma tête, sinon elle m'aurait pris pour un vrai abruti. « Enfin, euh... Y'a un banc pas loin, si t'as rien de prévu et que t'en as envie, on pourrait aller s'asseoir là-bas et discuter un peu ? » Je désigne du menton le banc qui offrait une vue de dingue sur le petit lac, espérant qu'elle accepterait mon invitation.

Un bruissement dans l'air. Notre connexion opère de nouveau. Ce que j'aime sa voix. Les attirances ne s'expliquent pas après tout ? Je m'approche de lui avec un sourire alors qu'il me redonne son nom, notre rencontre. Son absence de souvenir par rapport à ce fameux moment qui moi, m'a marqué à jamais. Je ne presse pas les choses. Ce n'est pas si grave qu'il ne s'en rappelle pas, non ? « Oui, je ne peux pas oublier une voix et une compagnie si plaisante. » Me trouvera-t-il trop directe ? Je ne sais pas. J'essaie simplement d'être moi et je n'ai rien à cacher. « Merci encore pour cet après-midi d'ailleurs. J'ai passé un très bon moment à tes côtés. » Une pure vérité. Il a été galant bien que peu à l'aise par moment. Tout comme je le sens à nouveau. Je sais que ma cécité à tendance à créer ce genre de réaction. Je ne m'en formalise pas.

A sa question, je réponds dans un autre sourire. « J'adore. Les énergies du monde sont apaisées la nuit. C'est plus facile de lire le monde pour moi dans ce silence. » Mais la conversation ne se fait pas qu'à sens unique il me semble. « Et toi ? La vie nocturne c'est ton truc ? » Peut-être préfère-t-il le tumulte d'une boîte de nuit plutôt que la quiétude du parc. Je suis plutôt surprise de le retrouver ici. Il propose alors d'aller s'asseoir "là-bas" et je ne doute pas qu'il me désigne d'une manière ou d'une autre la destination. « Avec plaisir, si tu veux bien m'y conduire. » Je déclare alors, approchant ma main pour me glisser à l'intérieur de son coude, le tenant d'un simple contact sans y mettre trop de pression. J'espère qu'il pourra m'y guider sans que cela ne le peine. « Je n'ai rien de prévu, je viens de raccompagner ma mère à son hôtel. Elle est venue de Suisse pour finaliser certains sujets avec moi pour ma boutique ésotérique qui ouvre bientôt. Ce que j'ai hâte que toute la paperasse soit terminée. »

Je m'assois, dépose ma canne contre le dossier à mes côtés, croise les jambes et ajuste la queue de cheval que je viens remettre sur mon épaule. Est-ce que je suis élégante ? Est-ce que je pourrais lui plaire ? Il ne faut pas que je pose des questions si directes. « C'est la première salle de sport que tu ouvres ? Comment en es-tu venu à choisir d'avoir ta propre salle Eoghan ?  » Je lui demande alors, curieuse. Du salariat à l'entreprenariat, il y a souvent un monde. J'aimerais en savoir un peu plus sur lui. Surtout que nous allons bientôt être voisins et tous deux gérants d'une affaire. Sans doute, pouvons-nous partager nos expériences. « Ma boutique était en ligne uniquement jusqu'à présent, c'est un grand pas en avant pour moi. Alors si tu as le moindre conseil, je suis preneuse. » Je dis alors en croisant mes doigts ensemble avant de les poser sur mon genou. Puis sur un tout autre sujet, j'ajoute. « Je n'ai pas mes lunettes de soleil aujourd'hui, si mon regard aveugle te gène, tu n'es pas obligé de le chercher… » Je dis simplement, en regardant devant moi, espérant peut-être l'encourager à me parler de mon handicap, s'il ne sait pas encore s'y accommoder comme il le voudrait.