Le tirage de mon tarot ce matin m'a assuré que j'étais prête. Qu'il était temps d'aller mettre les pieds là-bas. Alors munie de ma canne, de mes superbes lunettes de diva très estival, d'une robe confortable et d'une paire de basket, je sors de chez moi. Oh j'ai toujours mon portable dans mon sac, une montre sans verre pour pouvoir y toucher l'heure. Tout ce qu'il faut pour évoluer dans le noir. Même sans le voir, la chaleur du soleil irlandais vient me réchauffer. Le fond de l'air est frais mais je n'ai jamais été frileuse. C'est la fin de la matinée, en centre ville il y a un peu de passage et après avoir demandé un peu d'aide pour prendre le bus et reconnaître où je devais descendre : j'y suis enfin.

Clanegal. Le quartier dans lequel j'ai disparu, douze ans plus tôt. Autant vous dire que je n'y ai aucun repère. Mais je prends le temps de m'arrêter, d'écouter les bruits de pas autour de moi, des voitures. Du vent dans les arbres non loin de moi. Il y a des rires joyeux, des bruits de verre. Je ne suis pas loin d'un restaurant et je décide de m'y arrêter pour boire un thé glacé. Si je pensais que quelqu'un me reconnaîtrait ? Peut-être. Mais quelque part c'est tant mieux. J'ai pu siroter mon thé tranquillement en consultant mes mails, un écouteur sans fil à l'oreille pour écouter la lecture de ce que ma designeuse voulait me demander. Je réponds rapidement sur le pavé numérique. J'ai un vieux téléphone mais je préfère sentir les touches quand j'écris. Je reçois un appel de ma mère et nous parlons une bonne dizaine de minutes ensemble, d'abord de la boutique, puis de ma nouvelle vie ici.  « Ça va. Et puis j'ai Sio qui prend soin de moi. Je dois voir sa jumelle bientôt. » Je lui confirme joyeusement, espérant pouvoir la rassurer.

Je lui dis que je l'aime et la conversation se termine. Le quartier est plus animé que dans mes souvenirs. J'entends des conversations joyeuses de touristes qui cherchent de nouvelles fringues. On assure que les livres d'occasions sont magnifiques et pas chers. Je tiens ma canne dans mon autre main, réfléchissant par où continuer mon exploration. Le bureau de tabac dans lequel ma mère s'était arrêté n'est plus dans le coin ? Tant pis. Ou tant mieux. C'est là bas que tout a basculé. Je réprime le frisson qui secoue mon dos quand je me redresse avant de demander l'addition. Quand je suis perdue, je sors mon pendule de ma poche. En le cachant sous la table, je le laisse osciller et me donner une direction. Il a souvent raison. Alors je l'écoute et je continue mon chemin tout droit. J'arrive à un feu, j'attends que les voitures s'arrêtent pour pouvoir passer, ma canne me prévenant du moment où je vais relever les pieds pour me retrouver de nouveau sur le trottoir. Une gymnastique qui est devenue mon quotidien.

C'est là que j'entends quelqu'un courir. Un joggeur ? Il semble arrêter sa course un peu plus loin et dire bonjour à son "coach". Intriguée, je le suis. La voix qui lui répond fait tinter une alarme dans mon cerveau. Une voix masculine. Plus âgé que moi, mais pas vieux non plus. Un sourire dans le ton qui m'est familier. Une gentillesse à toute épreuve. Mon cœur s'emballe. Ça ne serait pas… Sans réfléchir, je suis déjà entré dans le local qui avait laissé sa porte ouverte. Ce pourrait-il qu'il soit toujours là, dans ce même quartier dans lequel on m'a retrouvé ? Je ne connais pas son nom. Je lui en ai inventé plein. Est-ce qu'il va me parler ? Tous mes instincts sont en alerte rouge, mon cœur bondissant en tous sens. J'espère que je ne me trompe pas… « Bon-Bonjour.  » Ah ouais ? Vraiment ? Je suis encore plus nerveuse que je ne le croyais. J'ai attiré son attention. Il est tout proche. Je suis de plus en plus sure que c'est lui. « Désolée pour la question mais… vous étiez déjà là, il y a douze ans ? » A tous les coups, il va croire que je parle de l'enseigne de fitness et pas de lui. J'ai mes mains qui tremblent et je suis bien heureuse d'avoir mes lunettes pour cacher mon regard aveugle qui doit s'emballer. Allez Wyno, tu peux le faire… Et si ce n'est pas lui, tu auras quand même réussi à revenir ici sans faire une crise panique. Ce que je trouve, est un sacré exploit.

J'ai osé. Je suis entrée. J'ai fait comme d'habitude : j'ai suivi mon instinct. Jusqu'à présent, ça m'a pas mal réussi mais je ne suis pas à l'abri d'une rechute. Est-ce que j'ai bien ma pierre protectrice dans mon sac ? Je les entends parler. Cette voix. Jamais je ne pourrais l'oublier. Je ne m'étais pas attendu à ce cadeau du destin. Je suis tellement émue, prise au dépourvu, que je retiens les larmes qui me montent aux yeux, pour ne pas passer pour une folle. Il m'a remarqué, je lui ai parlé... et je pose ma question sans queue ni tête. J'ai un petit sourire gêné, ma main crispé sur ma canne et l'autre sur ma robe longue. Il me demande s'il peut m'aider. Je pense très fort : je viens justement pour vous remercier de votre aide, douze ans après. Je le sens un peu gêné, même si ce sourire ne quitte pas sa voix. Je baisse un peu la tête quand il parle de l'entrepôt. Il y a d'autres personnes autour de nous qui s'éloignent. Je n'ai pas vraiment envie de me taper l'affiche, mais il faut bien qu'il se souvienne... non ? Peut-être ne suis-je qu'un souvenir qu'il préfèrerait oublier.

Si je cherche quelqu'un ? «  Oui... » Je réponds hésitante, prenant une inspiration pour tenter de me calmer, gardant un sourire gênée sur les lèvres. « En fait, c'est la première fois que je reviens, après douze ans. J'étais une adolescente à l'époque et ma photo était placardée sur les pancartes et tourner aux infos. "Wynonna Snake, la jeune mannequin a disparu à DarkWicklow". » Je parle de cette histoire avec légèreté. Un peu comme si ce n'était pas la mienne. Alors, je retire mes lunettes, prenant soin de fermer un peu les yeux pour ne pas trop l'effrayer. « Il se trouve que j'ai réapparu, ici même, dans ce quartier. Allongée, inconsciente sur un banc. » C'est vraiment étrange de dire tout ça à voix haute. Je regarde vers le bas, espérant que mes yeux aveugles ne fassent pas des siennes. « A cette époque, je voyais encore. » Je me dandine un peu sur moi-même, remettant mes lunettes, espérant qu'il ne me prenne pas uniquement en pitié. Qu'il ne me fasse pas sortir sans un mot. Que je ne me sois pas trompé. Mais je suis si sûr de moi ! A moins que mon cœur me joue des tours ?

J'en tremble. Je suis ridicule. Je ne suis sûre de rien et je perds mes repères. Il me dit gentiment qu'on ne se connait pas. C'est vrai que ce souvenir traumatique peut dire beaucoup pour moi et peut pour lui ? Me suis-je imaginer des choses ? C'est celle que je devine être sa collègue qui le pousse à sortir avec moi pour faire un tour du quartier. Je suis un peu heureuse de pouvoir lui parler. Alors, qui est cet homme ? Nous marchons et je le laisse me décrire le quartier à l'époque, ce qui a pu se passer. Je le sens fuyant, peu à l'aise. Moi, je tente de le faire parler en posant diverses questions. Si c'était sa salle de sport ? Quelle est sa boisson préférée ? Sa meilleure façon de passer une bonne soirée. Des questions communes pour détendre l'atmosphère et nous passons un bon moment. Quand il me quitte, je suis bien décidée à le revoir, d'une manière ou d'une autre. Il y a quelque chose qui brille en lui. Mais qui est contenue. Il semble enfermé dans une coquille qui l'empêche de rayonner.

Je suis heureuse d'avoir obtenu son nom. Eoghan Byrne. Je ne sais pas si c'est réciproque, c'est difficile à dire. Je ne suis pourtant pas du genre à m'imposer mais… Nous nous sommes recroisés au café près de sa salle de sport, je lui ai parlé de la boutique que je voulais ouvrir, un local non loin de son business s'était libéré : peut-être nous recroiserons nous ? Je n'ose pas ajouter que je l'espère et les semaines passent alors que je m'occupe de la location du local, de son aménagement. Je me sens bien dans ce quartier, alors que c'est ici que j'ai perdu la vue et une partie de ma mémoire. Jamais je ne me suis rappelé de comment mon enlèvement s'est passé. C'est comme si cette partie de mon histoire avait été effacée. Même avec des rituels pour ouvrir mes chakras, les verrous semblent bien en place pour m'empêcher de comprendre ce qui a changé en moi à ce moment-là. J'avais pensé que de revenir ici m'aiderait, mais pour l'instant pas du tout. Au moins j'ai fait une belle rencontre, ou re-rencontre selon le point de vue. Et je sens que le destin nous réserve de belles choses et je suis impatiente de les découvrir.