Derrière ses grandes lunettes de soleil qu'elle porte toute l'année, Wynonna ne joue pas simplement les divas. Sa canne ne vous induira pas en erreur, elle est bien aveugle, mais pas de naissance, comme elle aime le répéter. Fière, elle marche droit, elle rit pour détourner les soupçons quand elle est dans une position délicate et ne laisse personne lui marcher sur les pieds. Passionnée dans son discours, elle fera tout pour faire pencher la balance en sa faveur. C'est ainsi qu'elle a fait collaborer des fabriquants avec elle pour sa boutique en ligne. Quand il le faut, Wynonna n'hésite pas à dire les choses, quitte à passer pour une peste. Et si elle rayonne la plupart du temps, on peut la surprendre à s'épancher dans la mélancolie. Que la magie soit noire ou blanche n'est pas un problème pour elle : tant qu'on est prêt à en payer le prix…

Quand je pense à mon enfance, je revois tant de choses. Le visage de mes parents, les kilomètres qui défilaient dans notre van pour aller d'un pays à l'autre pour suivre tous mes concours de beauté. Je revois la lumière aveuglante du soleil, le ciel infini et la clarté de la lune. Manger n'était pas qu'une question de texture et de goût. Parler n'était pas laborieux et ne mettait jamais personne mal à l'aise. Je ne portais des lunettes de soleil que l'été, comme tout le monde. Pas de canne. Pas de remarque désobligeante. Et des visages partout autour de moi, des couleurs vibrantes, tout se matérialisait sous son véritable jour. Où sous celui que vous connaissez.

Je suis née à Amsterdam, d'un père afro-américain et d'une mère irlandaise. Si mon père est resté occupé à son travail au Pays-Bas, ma mère m'a suivi très jeune dans toutes mes aventures, étant ma propre manager. Mon métissage a donné un joli résultat voyez-vous ? J'étais une enfant star en quelques sortes. Pas à une grande échelle mais assez pour faire des publicités, remporter des concours de mannequinat junior. J'ai même participé à une émission télé quand j'avais onze ans. Je me rappelle de la chaleur des projecteurs, de la trouille que j'ai eue et de ma mère qui me faisait des grands signes pour m'apaiser et m'encourager à garder le sourire. L'école était secondaire mais j'y allais quand même une grande majorité du temps. Si certaines me considéraient trop occupée, moi j'étais heureuse. Autant que je pouvais l'être de vivre un rêve éveillé.

A mon adolescence, on a été rendre visite à la famille de ma mère en Irlande. Dans une ville avec un drôle de nom qui a marqué mon histoire. J'avais quatorze ans et au détour d'un quartier malfamé duquel j'ai du trop m'approcher, on m'a posé un sac sur la tête et empêché de crier pour me mettre dans le noir et me pousser dans une voiture. La suite est particulièrement floue. Je n'ai jamais vu à quoi ressemblent mes agresseurs. Ce récit, je l'ai répété à plein de gens. La police, les journalistes quand on m'a retrouvé quelques jours plus tard. Je sais que j'ai été attaché dans une pièce sombre. Je sais qu'on m'a donné à manger, pris en photo et changé de vêtements plusieurs fois. Que j'ai beaucoup dormi et tout le reste se mélange.  Je ne suis pas friande des détails et je trouve ça particulièrement malsain d'en parler. J'ai préféré oublier et passer à autre chose. On ne les a jamais retrouvés de toute façon : quelle importance ?

Ce calvaire a pris fin et je me suis réveillée sur un banc, toujours dans la même ville. La lumière m'a aveuglé, brûlé les yeux. Je me souviens de la douleur fulgurante que ça a été. Du cri que j'ai poussé. D'une personne qui est venue me voir et me demander si j'allais bien. Je me rappelle de ses grands yeux, de son visage, de la sollicitude dans son regard. Puis en quelques secondes, tout est devenu noir. Définitivement. Autant dire que j'ai sacrément paniqué. Mais sa voix est restée dans ma tête, rassurante et calme. Je me rappelle qu'il m'a accompagné à l'hôpital avant de disparaître au moment où j'ai retrouvé ma mère. Et là, mon calvaire a continué. J'ai appris que j'avais un glaucome aigu et qu'en quelques heures, ma vue a été grignoté et perdue à jamais. Ça et les examens médicaux pour savoir si j'avais été violenté par mes agresseurs, je fuis les hôpitaux comme la peste aujourd'hui.

Il a fallu réapprendre à vivre. Je ne me suis pas éloignée de mon ordinateur. J'écris toujours au clavier et des logiciels me lisent ce que j'ai écrit, me corrigent et je suis restée réfugiée dans ce monde virtuel. J'écoute les vidéos, je me fais lire les commentaires, j'ai un ordinateur spécial, tactile d'une façon approprié à ma nouvelle manière de voir le monde et après mon enlèvement qui a fait la une des médias pendant quelques jours, j'ai eu une sacré communauté qui me demandait des nouvelles. J'ai appris à me filmer (même si le cadrage n'est pas toujours au top), j'ai continué le mannequinat pour parler de mon handicap sur internet et j'ai continué ma scolarité à distance, avec ma mère pour m'accompagner dans mes leçons et mes devoirs.

Avec ma cécité, je vois le monde différemment. Des couleurs me reviennent, je perçois des choses inexplicables et j'ai commencé à le partager sur un blog que j'ai fait créer par une designeuse en qui j'ai entièrement confiance. J'ai commencé à m'intéresser à l'ésotérisme, à la pratique du pendule que je sens bouger entre mes doigts et répondre à mes questions quand j'en ai besoin. J'ai un tarot en braille que j'adore et je partage mes tirages dans des articles que je poste régulièrement. Chaque pierre, quand je la prends dans ma main, m'apporte des émotions différentes et j'en ai partout autour de moi pour me protéger, donner du sens à ce qui m'entoure. Et les plantes, leur langage, leur senteur, j'ai fini par découvrir leurs vertus sur internet, dans des livres et je fais fumer de l'encens chez moi, je me fais des infusions, c'est ma manière d'être sorcière et de m'intéresser à toute sorte de choses que je partage ensuite sur internet.

Ma boutique ? C'est une idée de ma designeuse, qui est aussi fan de mon contenu et j'ai décidé de m'occuper du choix des objets que l'on vend, de démarcher des nouveaux fabricants avec qui le feeling passe vraiment pour avoir de la qualité et une véritable éthique dans mon travail. Je choisis, j'organise les séances photos mais je laisse ceux qui ont des yeux choisir les photos finales et s'occuper du site. J'ai délégué toute la partie manutention qui est à Amsterdam. En cas de problème, c'est ma mère qui reste sur place et disponible : elle travaille pour le service après-vente de ma boutique. Et moi je reste libre de vagabonder, de faire ma vie ailleurs et cela fait longtemps que je veux retourner à DarkWicklow. Je sens que j'ai des choses à comprendre là-bas. Je ne pense pas retrouver mes agresseurs mais je ne veux plus vivre dans la peur. J'y ai emménagé il y a quelques semaines et je crois que je m'y plais bien. L'Irlande a son charme et une puissance magique qui m'attire. Si je dois ouvrir une boutique physique, ce sera ici. Je ne sais pas encore quel quartier, je ne sais pas encore à qui demander de l'aide et trouver des investissements, mais je le ferai. En parallèle je travaille sur un livre qui parle de ce que j'ai vécu et je suis en train de peaufiner les derniers détails avec mon éditeur.

Ceci est mon histoire. Et elle commence maintenant.