Plusieurs jours ont passé depuis leurs retrouvailles. Ils était déjà hanté par son visage, ses mots et toutes leurs promesses depuis si longtemps. Désormais penser à elle était douloureux et il cherchait à s'en détourner autant qu'il le pouvait. Il allait à la salle de sport matin et soir pour se défouler au mieux et avait retrouvé sa place de pompier à Wicklow. Ses anciens collègues étaient ravis qu'il refasse partie des leurs mais beaucoup avaient du mal à le reconnaître. Ils ne leur en voulaient pas. Lui-même fuyait son reflet et n'aimait pas la personne qu'il y croisait. Car à chaque fois qu'il croisait son propre regard, ce sont les mots d'Enid qui lui revenaient en pleine figure. « T’es vraiment qu’un connard…» C'était loin d'être la première femme à le lui reprocher. Ca se finissait souvent mal quand il annonçait qu'il ne voulait pas d'attache, pas d'engagements ou alors qu'il était marié. La déception, c'est un sentiment qu'il a l'habitude de provoquer chez les personnes qui partagent brièvement son intimité. Il n'avait pas imaginé une seconde que sortant de la bouche de celle qu'il avait si longtemps protégé, ça aurait un impact si profond sur lui.

Quelque part, elle a été celle qui lui a permis de garder foi en lui-même. Cette relation l'a bien plus aidé qu'il ne le croyait. C'était sûrement grâce à elle qui n'était pas encore tout à fait un salaud. Mais il venait de couper ce dernier fil qui le maintenant au-dessus du vide. Plus rien ne le retenait à présent, si même elle avait ce discours. C'est pour ça qu'il se fuyait, qu'il ne voulait plus penser, qu'il se réfugiait de son mieux dans la violence, le sport et les pubs irlandais avec la clan Kinahan pour tenter de se fuir lui-même : en vain. Car c'est dans son sommeil que tout lui revenait en plein visage. Enid le hantait plus que jamais. Et pas qu'elle. Son frère aussi. Sa mère. Devrait-il passer la voir et signaler qu'il était toujours en vie, après sept ans passés loin de Wicklow ? Les O'Connor auraient pu déménager sans doute. A bien y réfléchir, il était désormais totalement à la dérive. S'accrochant uniquement aux quelques appels Facetime qu'il a pu avoir avec sa fille. Il n'y a qu'en pensant à sa fille qu'il parvenait à sourire sincèrement. Elle lui manquait terriblement. Est-ce que sa place n'était pas en Italie finalement ? Il rêvait que Celia puisse venir vivre ici, avec lui. Mais jamais la mafia italienne ne l'accepterait. A moins qu'il divorce et mette la loi de son côté. C'est cette pensée qui l'aida à lâcher prise et s'endormir enfin.

« J’AURAIS MES RÉPONSES AL’, JE NE LACHERAIS PAS. » Alistair se réveille en sursaut, en sueur, au beau milieu de la nuit en revivant encore cette scène. Il passe sa main sur son front avec effroi. Enid avait le visage de la Mort, les deux se mélangeaient pour mieux le tourmenter. Retrouver le sommeil n'allait pas être facile. Surtout quand son téléphone se mit à sonner, affichant le nom d'une personne dont il ne fallait jamais ignorer les appels : son boss. « Oui ? » Dit-il d'un ton qui se voulait réveillé sans trop y parvenir. Les brumes du sommeil disparurent aussi sec quand il entendit qu'il devait trouver Enid et la ramener chez elle. Son "petit-ami" avait appelé Eamon en expliquant qu'il s'inquiétait. Elle est probablement dans l'un des bars du centre-ville et comme Alistair a loué une chambre au Hunter's hotel, il devait sans doute être le plus proche. Il imaginait surtout que comme il était sur un siège éjectable, c'est à lui qu'on allait filer ce genre d'affaires brûlantes dans les autres gangsters ne raffolaient pas. « Bien sûr, boss. Je m'en occupe. » Il était déjà en train d'enfiler un pantalon et un tee-shirt et le voilà sorti de sa chambre alors qu'il était près d'une heure du matin.

C'était une nouvelle épreuve pour tester sa loyauté ? Pourquoi s'acharner à le faire recroiser Enid, à nouveau ? Ash fit de son mieux pour éloigner cette pensée de son esprit, préférant chercher où la demoiselle avait pu aller. Il savait tout d'elle, mais c'était lorsqu'elle était encore adolescente. Concentre-toi. Se dit-il. Elle bosse à l'hôpital Saint Ann maintenant, on est un soir de semaines. Si elle est sortie avec des collègues, elle doit pas être loin d'ici. Ce n'était pas spécialement un enquêteur mais il allait faire de son mieux pour accomplir sa mission. Avec son blouson de cuir et ses baskets, il était difficile de lui donner un âge. En croisant son reflet dans une vitrine, il s'aperçut qu'il avait de la suie sur la joue, comme ça lui arrivait souvent. Il avait eu une intervention aujourd'hui, un feu de poubelle qu'ils étaient rapidement parvenu à maîtriser. Il n'avait pas besoin d'être sur son 31 non plus... A quoi pensait-il au juste ? Il s'arrêta devant un pub mais ne croisa aucun groupe de jeunes femmes, que des habitués ou des locaux accrochés à leur bouteille.

Il poursuivit sa route jusqu'à un bar plus animé. Plus "jeune". Il ne le connaissait pas celui-là, il devait être récent. Aux éclats de rire, ils savaient déjà qu'il était sur une bonne piste. Bingo. Au milieu d'un groupe de plusieurs demoiselles, elle était bien là, en train d'oublier qu'elle avait un père et un petit-ami bien protecteur qui étaient en train de s'inquiéter. A tous les coups, son téléphone a juste plus de batterie. Affirma-t-il en penser alors qu'il entrait dans le bar. Il se dirigea droit vers le groupe de femmes, sans se soucier des regards qui se tournaient sur son passage. Il faut dire qu'il passait rarement inaperçu. Il espérait simplement que la jeune femme n'était pas saoul. Sinon, ça allait lui rendre la tâche d'autant plus difficile. « Enid !  » Tenta-t-il d'appeler pour attirer son attention par-dessus la musique et le brouhaha ambiant. Quand il parvint à accrocher son regard, il lui fit un signe de la main pour qu'elle vienne dans sa direction. Mal à l'aise, il fit de son mieux pour ne pas trop le montrer mais il était à nouveau tendu. Il ne pensait pas être confronté à nouveau à elle si vite. Allait-elle au moins l'écouter ? Rien n'était moins sûr.

C'est difficile de l'imaginer là, à nouveau dans ce décor. Il a toujours eu la tête du videur, ou le sérieux de celui qui évite ce genre de soirée. Pourtant, il a bien changé Alistair O'Connor, le gamin turbulent qui voulait affronter tous les dangers de la vie en même temps. Jusqu'à l'accident. Passer si proche de la mort peut changer bien des choses. Peut changer quelqu'un. Comme si une partie de lui était resté dans le coma à jamais. Parfois, il avait l'impression de ne plus être capable d'avoir aucune émotion. Les deux seules personnes sur Terre qui l'ont convaincu du contraire sont Celia, sa fille et Enid, la fille qu'il a vraiment aimé. Et qui malgré lui l'aime toujours. C'est douloureux de la voir mais cette douleur l'aide à prendre conscience qu'il est bien là, bien revenu et bien sûr qu'il a fait tout cela pour elle.

Aura-t-il seulement la force de lui dire un jour ? Est-ce qu'elle lui pardonnerait ? Est-ce qu'un moment opportun les réunira vraiment tous les deux ? Deux âmes liées l'une à l'autre sont destinées à finir ensemble. C'est ce qu'il espérait. C'est ce qu'Enid lui avait confié. Et ensemble, sept ans plus tôt, ils avaient scellé ce vœu. Sans penser aujourd'hui que non seulement il se réaliserait, mais que les circonstances étant ce qu'elles étaient, c'était une véritable catastrophe de mettre ces deux-là dans la même pièce.  Comme deux aimants, voici que leurs yeux se retrouvent dans la foule. Quand il l'appelle, il voit la belle se mettre à rire. Cela lui réchauffe le cœur. Ce qu'il aime la voir heureuse et dans cet état. Sauf que lorsqu'elle se rend compte qu'il est bien là, son visage s'éteint. Bien sûr qu'elle n'est pas heureuse de te revoir, tu croyais quoi ? Elle parle à une amie avant de venir vers lui, manquant de trébucher juste devant lui, Alistair se penche, accompagne sa chute même s'il s'aperçoit qu'elle parvient à se rattraper toute seule. Il ne la touche pas, se redresse en même temps qu'elle. Elle reste distante, le salue et l'appelle à nouveau par son prénom. Voilà qui suffit à réchauffer son cœur et faire fondre la glace habituelle de l'écossais.

Si polie, si gentille en toute circonstance. Il y a forcément de l'alcool dans l'équation mais Alistair ne peut s'empêcher de la fixer avec douceur en se retenant de sourire. Ce qui serait tout à fait déplacé, mais il ne peut s'empêcher d'être heureux de la voir. A nouveau. Sans un membre de la famille Byrne dans les parages pour lui mettre la pression et l'empêcher d'être lui-même. Il entend sa question mais ne réagit pas tout de suite, résistant de toutes ses forces à la tentation de s'approcher d'elle, de briser cette distance qu'elle a instauré et de venir toucher sa joue. Elle regarde son groupe d'amies, inquiète de le voir et s'impatiente qu'il reste silencieux. « Tout… Tout va bien ? » Demande-t-il simplement, un peu perdu. Il met du temps à retrouver ses esprits, dans le brouhaha de la soirée. Ils sont du mal à s'entendre alors il doit parler fort et se penche légèrement vers elle. «  Ton petit-ami s'inquiétait de ne pas te voir revenir. Alors il a appelé ton père. Et me voilà. » Dit-il simplement pour expliquer sa présence ici. Il ne peut s'empêcher d'ajouter. « Je dors au Hunter's hôtel, j'étais le plus proche. »

Il sort alors son téléphone de sa poche et envoie un rapide SMS à Monsieur Byrne. "Elle est avec des amies, RAS" Même s'il se doutait un peu de la réponse du boss qui mit quelques secondes à venir. Il lui montre son téléphone pour ne pas avoir à s'expliquer. BOSS : Ramène-la chez Chris. Il est tard. Alistair se mordait les lèvres, inquiet de la réaction de la jeune femme. Si elle avait bu, cela allait être plus imprévisible que d'ordinaire ? Enid est une femme intelligente, qui sait qu'elle a tout intérêt à ne pas faire d'histoire mais après tout, si elle lui en veut : elle pourrait tout à fait lui mener la vie dure. Il reste suspendu à ses lèvres, cherchant à savoir quelle position adopter pour que tout le monde s'y retrouve dans cette affaire. On a pas toujours le beau rôle en tant qu'homme de main, c'est même rarement le cas. Surtout que la joyeuse bande d'amies avait l'air de bien s'amuser et leur lance des regards insistants pour qu'elle revienne ou qu'elle leur présente le grand brun sorti de nulle part. Il se dit alors que la soirée risquait d'être plus longue que prévu et poussa un léger soupir, regrettant déjà son lit.

Si elle a l'air d'aller mal ? Le grand brun ne semble avoir aucun filtre ce soir et répond du tac au tac, comme s'ils étaient à nouveau les meilleurs camarades du monde. « Tu as surtout l'air d'avoir bu. » Mais son ton reste froid, il est observateur de la situation et sort son téléphone pour recevoir ses ordres, maintenant que la phase une de son plan venait d'être rempli. Le ton joyeux qu'elle adresse à ses amies est si différent dès qu'elle se tourne à nouveau vers lui. Quand elle affirme ne pas être à la botte de son père, il croise les bras et lève les yeux au ciel. « Ben voyons. C'est maintenant que tu fais ta crise de l'adolescence En' ? » Sans trop qu'il ne comprenne comment, le ton monte entre eux et la voilà qui tente de retrouver son indépendance en affirmant qu'elle peut se débrouiller seule. Qu'elle n'est plus une gamine et qu'elle n'a plus besoin qu'il la protège.

Ces mots-là en particulier le mettent particulièrement hors de lui. Même si cette pensée n'est pas rationnelle, l'idée qu'elle refuse sa protection fait sauter un verrou pour faire ressurgir une expression agacée, bien différente de celle glaciale qu'il avait jusqu'à présent. Il allait répliquer quelque chose de cinglant, mais c'est le moment où ses amis crient en choeur dans leur direction et qu'Enid se sente bien obligée de les rassurer. Son sourire s'évanouit aussitôt qu'elle se tourne à nouveau vers lui. Ces explications sont rationnelles et tiennent la route. Il pourrait tout à fait retourner se coucher et la laisser gérer la situation. Mais cela implique de désobéir à un ordre de son père. Et une force au fond de lui l'empêche pour l'instant de s'éloigner de sa belle. « Tu restes sous ma protection. Quoi que tu dises. Hé ! » Sauf que la voilà déjà repartie pour trinquer avec ses amis sans qu'il ait pu la retenir. Ses poings sont serrés, il pourrait casser un truc. A la place, il préfère se commander un verre. Ce serait quand même plus correct. Une fois sa pinte de bière à la main, il reste aux comptoirs, regardant de loin comment Enid se comporte. Va-t-elle faire de son mieux pour l'éviter ?

Oh mais on dirait qu'une de ses amies vient dans sa direction, un grand sourire aux lèvres. Est-ce que le sien lui répondrait en écho ? Difficile à dire avec la lumière tamisée de l'endroit mais ses yeux se plissent en direction de celle qui vient l'aborder. « Salut toi. Comment tu t'appelles ? » Il prend le temps de finir sa gorgée de bière avant de la poser et de lui répondre, son regard cherchant toujours celui d'Enid plus loin. « Alistair.  » Cède-t-il sobrement. « Tu veux pas venir avec nous ? Si tu connais Enid, il ne devrait pas y avoir de soucis. » Et s'incruster au milieu de la meute ? Le loup solitaire fait triste mine. « Je pense pas qu'elle… » Mais déjà on l'emmène pas le bras avec une poigne qui le surprend. C'est plus costaud que ça en à l'air une infirmière en pédiatrie ! « Allez ! Juste un verre et on te laisse tranquille ! » Avec sa bière à la main, le voilà qui entre dans le cercle d'amis d'Enid, jetant un bref regard un peu confus autour de lui. Il sent qu'elle ne va pas aimer. Lui est plus embarrassé que jamais et tente de se faire tout petit malgré sa carrure imposante. C'est alors qu'il devient le centre d'attention et les questions qu'on lui pose ne l'aide absolument pas à se rapprocher de celle qu'il est venu chercher.

« Tu fais quoi dans la vie ? » Il fronce les sourcils, ouvrant à peine la bouche pour répondre. « Je suis pompier. » C'est en regardant Enid qu'il ajoute. « J'ai retrouvé mon poste récemment. Je compte rester en ville quelque temps. » Tant qu'il peut, il boit sa bière et cherche à la descendre le plus vite possible, sans trop paraître pressé non plus. « Tu mesures combien ? » Vraiment, c'est n'importe quoi ces questions. Se dit-il. « 1m85.  » Il y en a même une qui prend la liberté de toucher son biceps à travers sa veste et lance un regard stupéfait à ses amis en ajoutant : « Wouah tous ses muscles ! Tu dois faire beaucoup de sport ! » Ça devient vraiment embarrassant cette histoire. Il en profite pour reposer sa chope vide sur la table et s'écarter de la bande. « Bon, merci mesdemoiselles, mais je dois vous emprunter Enid maintenant. » Il la prend aussitôt par l'avant-bras, tout en gardant une expression courtoise pour le reste du groupe. « Bonne soirée.  »

Cette fois, il ne lui laisse pas le choix et il la tire jusqu'à l'entrée, pour pouvoir respirer un peu et s'entendre comme il faut, dans le calme de la rue. On entend plus que le son étouffé de la musique et des cris joyeux. Il reprend son souffle et s'aperçoit qu'il la tient toujours par le bras. Instinctivement, il a dû serrer fort. Il la lâche aussitôt. « Je t'ai pas fait mal ? » Quel crétin. Là c'est sûr, elle va encore plus te crier dessus. L'air frais de la nuit lui fait du bien et il se prépare à affronter le courou de la jeune Byrne. S'il pourrait être contrarié, en réalité, il n'en est rien. Son cœur tambourine dans sa poitrine dans une mélodie familière. Il est tout simplement heureux d'être auprès d'elle, malgré tout. Un petit moment arraché à leur terrible destin, une bulle où il peut espérer l'avoir vraiment retrouvé et que l'espoir est encore possible. Bien qu'évidemment, il se berce d'illusion. Va-t-elle détalé dans la rue maintenant qu'ils sont enfin seuls ? Il se risque à ajouter quelque chose. « Je ne suis pas obligé de te ramener tout de suite, si tu n'en as pas envie. » Étrangement, il regarde le ciel en lui proposant ça, ses poings serrés dans ses poches. Il est nerveux comme un adolescent. Amoureux comme au premier jour. Même si cette bulle menace à tout moment d'être percé et anéanti par leur terrible réalité.

Les répliques de la jeune Byrne sont cinglantes. Dès qu'il ouvre la bouche, voilà qu'elle trouve de quoi le contrarier, remettre en doute sa parole, le provoquer. Enid lui en veut, de manière profonde. Comment a-t-il pu croire qu'il pourrait en être autrement ? Il lui a dit des choses atroces, des mensonges, il a tout fait pour l'éloigner et le voilà qui revient comme une fleur et tente en vain de la retenir quand elle retourne boire avec ses amies. Que doit-il faire ? Attendre sagement dans un coin ? Jouer au videur devant la porte jusqu'à ce qu'elle se décide à rentrer ? L'ordre est clair : elle doit rentrer au plus vite. Mais il ne va tout de même pas la prendre sur son épaule comme la dernière fois ? Une bière et une intervention de ses copines plus tard en sa faveur et les voilà sortis tous les deux. La nuit est calme, obscure et salvatrice, même si la belle se plonge un peu plus dans sa rancœur à son égard. Il lui a fait mal, il a l'air un peu penaud. Le masque est bien plus difficile à tenir maintenant qu'ils sont enfin -complètement- seul à seul.

Elle proteste, ne veut pas qu'il la ramène tout court. Mais ils plongent ses yeux clairs dans les siens l'air de dire : Je sais que tu en as envie, malgré ce que tu me dis. Alors c'est ça sa nouvelle méthode ? Jouer avec les sentiments qu'elle a pour lui tout en refusant d'admettre les siens ? Ils se regardent intensément, cherchant tous les deux à se transmettre des mots qu'ils ne peuvent pas prononcer. C'est Enid qui rompt le silence en invoquant le fait qu'elle devrait rentrer et lui aussi. Rentrer dans cette vie loin d'elle qu'il a quittée pour revenir. « Mes italiennes attendront. » Il réplique simplement en faisant un nouveau pas vers elle. « On peut marcher ? Tu as ta voiture ou je peux te reconduire ? » Il écarte aussi quelque chose que le boss lui a transmis mais qui ne colle pas avec le discours de la belle émechée. « C'est chez ton petit-ami que je dois te ramener. Pas chez ta mère. » Parfois Alistair n'est pas le plus fin pour comprendre les métaphores.

Mais peut-être qu'elle ne s'était pas trompé intentionnellement ? C'est plus fort que lui, alors il le souligne à haute voix. « A moins que tu n'aies pas envie de le voir ? » Son regard est grave. Les soucis d'Enid ont toujours été les siens. Si elle connaît son coeur, lui aussi connaît le sien. Elle n'a pas l'air d'une jeune femme amoureuse qui doit retourner auprès de son amant. Pas du tout même. Mais ça, c'est sûrement un peu de sa faute. Préférant éloigner cette idée de son esprit, une bien étrange proposition lui vint alors. Il est très sérieux quand il lui énonce ces mots. « Je regrette d'avoir joué avec tes sentiments. Mais je veux que tu saches que j'ai toujours voulu sincèrement te protéger. Être ton confident, ce genre de chose. Ce serait peut-être à nouveau possible. Tu sais ? Avec tout ce qu'on a partagé… on pourrait rester amis ? » Et en voyant la surprise passée sur le visage de la brune, il ajoute à demi-mots, ne sachant pas trop comment elle va le prendre. « Ou peut-être pas. » Etait-il fou de vouloir éviter de se disputer sans arrêt avec elle ? Elle avait besoin de temps. Sauf que du temps, lui, il n'en avait pas.

Ce n'est plus une conversation, c'est un match de tennis. Ne pas faire attendre ses italiennes sept ans ? Alistair lève les yeux au ciel, perdant peu à peu son calme légendaire. Elle a peur d'être en voiture avec lui ? Voilà qui est nouveau. Il pose alors la seule question qui lui vient à l'esprit, sans filtre. « Tu as peur de moi ? » C'est là sa plus grande crainte, mais il va bien falloir admettre qu'il est en train de la réaliser. En lui mentant, en remettant en doute la confiance qu'elle avait mis en lui, il a vraiment tout brisé entre eux et ce constat est difficile à avaler. Mais ils marchent ensemble dans cette nuit noire et silencieuse et il tente de comprendre si elle veut rentrer chez son "petit-ami" dont il ne sait encore rien. Mais c'est déjà assez pour qu'il le déteste et le jalouse copieusement. La question du pompier l'a prise au dépourvu. Peut-être verra-t-il un soupçon de vérité dans l'énergie qu'elle met à nier le fait énoncer. Ou peut-être pas. Ça ne le regarde pas après tout. Et pourtant, il brûle tellement d'en savoir plus.

Il tente le tout pour le tout. Est-ce qu'ils peuvent rester amis ? Après cette non-relation ? A son rire nerveux, Ash sait déjà que sa proposition est rejetée. Enid s'emporte, le ton monte, elle pointe son torse du doigt pour le désigner comme seul responsable. S'il veut réussir sa mission ? C'est pour ça qu'il tente d'éteindre le feu. Oui. Il baisse les yeux en entendant ses reproches et doit se rendre à l'évidence : elle lit en lui comme dans un livre ouvert, peut-être, sans même le savoir. Il comprend alors qu'il lui a fait trop de mal pour qu'elle lui pardonne si facilement et il acquiesce en silence. Après son éclat de voix, un lourd silence plane sur eux. A la lumière de réverbère, le colosse se fige et se rend à l'évidence. « Tu as raison. Je suis désolé. » La glace reprend lentement ses droits sur son cœur. Il passera sa vie à s'excuser si cela pouvait l'aider à retrouver le sourire. A faire une croix sur lui. « Je ne mérite pas d'être ton ami. » Ni rien du tout. Alors, c'est ce qu'il sera : son rien du tout. Même pas son ombre, en revenant, il a dû renoncer à tout. Même à la seule chose qui comptait vraiment. Mais pourra-t-il continuer ainsi, en sachant qu'Enid aussi le déteste ?

Ils marchent silencieusement, résolus. Parler c'est trop compliqué. Il a tout foutu en l'air avec ses mots. Avec ses mensonges. Il ne sait même pas où "Chris" habite et il ne veut surtout pas qu'ils arrivent. Il a mis son téléphone sur silencieux dans sa poche, pour se concentrer sur elle. Sur eux. Sur ce qu'il est vraiment en train de faire au cœur de cette soirée irlandaise. Peut-il vraiment devenir ce monstre ? Vivre avec ça sur la conscience ? Sept ans sans elle, ça a été si long. Il approche de son but, mais l'atteindra-t-il ? Est-ce que c'est la pluie qui commence à tomber ? Il a tellement été obnubilé par elle, qui n'a même pas remarqué que le temps estival avait tourné à l'orage. Il se mit à pleuvoir d'un coup et vivement. D'instinct, il se rapprocha d'elle, la serra par la taille pour l'emmener dans la ruelle la plus proche ou la bordure des toits la protégerait, lui se plaçant face à elle et laisse son dos se faire tremper pour la protéger. Si proche. Si belle. Comment des lèvres pouvaient être si attirantes ? Comme un regard pouvait-il faire fondre son cœur ainsi ?

Sous le bruit assourdissant de la pluie, bientôt mêlé à l'orage qui vient les surprendre, la glace se mit à fondre à vitesse grand V. C'est elle. Il ne peut pas faire semblant. Pas plus longtemps. Le poing contre le mur, tout proche du visage de l'objet de ses tourments, il se résout à faire sauter le verrou. A se libérer quelque peu de tout ce poids qu'il a sur le dos depuis qu'il est parti sans rien pouvoir lui dire. Elle est là. Ils sont en vie. A quoi bon perdre du temps à cacher une vérité si profonde qui les tuent tous les deux à petit feu dès qu'ils tentent de la nier ? « Tu avais raison. Ton père avait compris. » Le bruit assourdissant de la pluie couvre sa voix. Il tente donc de répéter plus fort. « Tu as raison ! Ton père nous a démasqués. » C'était difficile de parler. C'est une étrange libération que de le hurler sous la pluie à l'oreille de la principale concernée. « Il m'a retrouvé ce soir-là, à ta place. »

Il est en train de tout foutre en l'air ? Peut-être. Après tout, il ne sera peut-être plus jamais digne du clan Kinahan. Mais est-ce bien le plus important ? Ceux qu'ils considéraient comme ses frères, le détestent d'être parti si brutalement. Un exilé ne retrouve pas facilement une place. Il pensait qu'on lui tendrait les bras, mais il doit se rendre à l'évidence : il n'est plus le bienvenue ici. C'est déjà difficile de le supporter, mais de voir Enid dans cet état, à cause de lui, termine d'achever ses dernières défenses. Quand il s'agit d'elle, il n'a jamais su se montrer raisonnable de toute façon. Il ne veut pas qu'Enid se mette à détester son père, il garde pour lui le fait qu'il l'a menacé de mort. Même si son ventre se tord à l'idée qu'il mette cette menace à exécution aujourd'hui, car il est en train d'outrepasser son interdiction. « Et m'a exilé, sans possibilité de revenir vers toi ou te parler. » En le disant, il a l'impression de le vivre à nouveau. « Enid, j'ai tenté de te mentir, mais je n'y arrive pas. »

La pluie est assourdissante, mais pas autant que les coups de tonnerre que son cœur est en train de provoquer sur tout son être, à l'unisson avec les éclairs dans le ciel. Il a les yeux plein de larmes, la rage au ventre. « S'il découvre que je te l'ai dit...  » Là il s'approche d'elle, pour parler à côté de son oreille, tout en lui laissant l'espace de se soustraire si ce rapprochement l'oppresse. « ... je suis un homme mort. » Est-il déjà en train de regretter sa décision ? Mais en même temps, tout son corps est en train de trembler de soulagement. Il la regarde dans les yeux. Il devine à peine son expression. Le détestera-t-elle davantage maintenant qu'il répond à ses questions ? Qu'il défait les peines qu'il lui a causées ? Qu'il met son cœur à nu et laisse les armes pour tenter de la récupérer ?

Quand elle lui répond de but en blanc que non, il ne lui fait pas peur, une partie de lui est rassuré. C'était déjà ça. Marcher avec Enid au cœur de la nuit avait une saveur particulière. Combien de temps allait-il réussir à jouer cette comédie ? Se faire passer pour le méchant, alors qu'il n'a rien à se reprocher dans cette histoire ? Sa détermination commence à faiblir. Eamon lui pardonnera-t-il vraiment un jour ? Les retrouvailles ont été glaciales et il a pu voir dans les yeux Eileen qu'elle aurait préféré qu'il reste en Italie. Mais que sait-elle au juste ? Est-ce qu'Enid se serait confié à sa jumelle irlandaise en son absence ? C'est tout à fait possible et Alistair accepte l'évidence : ils ne pourront pas devenir amis. Il n'y a plus de solution et il se demande sincèrement pourquoi il est revenu si c'est pour souffrir encore plus que lorsqu'il était loin d'elle. Vivre à ses côtés sans pouvoir la toucher est pire que tout. Est-ce que le temps apaisera ses sentiments, finira par étouffer l'amour qu'il lui porte ? Il ne veut même pas l'envisager. Il vit avec Enid dans son cœur depuis trop longtemps pour y renoncer.

Quand la pluie leur tombe dessus, son réflexe est de mettre sa belle à l'abri. Quitte à lui-même servir de parapluie. Son cœur s'emballe. Il ne peut nier l'évidence. Et sans vraiment réfléchir, se met à déblatérer une partie de la vérité. Monsieur Byrne sait et il est responsable de son exil. Dans ses yeux qui tantôt le fuit, tantôt le regard avec stupeur, il peut deviner qu'une partie d'elle s'en doutait. Il lui avoue être incapable de lui mentir, elle veut savoir si ce qu'il a dit jusqu'à présent est faux. Sans l'ombre d'un doute et libéré de la vérité, il lui répond en la regardant droit dans les yeux. « Entièrement faux. J'ai toujours été sincère et je ne t'ai jamais considéré comme une gamine. » Il ajoute avec un petit sourire, en cherchant à retrouver la complicité perdue. « De nous deux, ça a toujours été toi la plus mature de toute façon. » Qu'importe la différence d'âge, leurs âmes étaient liées. Aussitôt, il met sur la table une promesse qu'elle doit lui faire : ne rien dire à son père. Sinon, il n'est même pas sûr de pouvoir s'enfuir jusqu'en Italie cette fois-ci. Elle la lui fait sans la moindre réticence en venant se coller un peu plus à lui. Il ferme les yeux, mettant son nez dans ses cheveux, se délectant de son odeur dont il a tant rêvé. Enid dans ses bras. C'est un rêve éveillé.

Elle lui assure que son père ne lui fera rien. Qu'elle ne le laissera pas faire et le cœur de Ash fini de cicatriser grâce à ses mots. Elle est de son côté. Même contre son père, contre sa sœur et encore une bonne partie du clan ? Il préfère passer ses bras autour d'elle, pour l'étreindre avec force et reconnaissance, ne sachant quoi lui répondre d'autre tant l'émotion lui nous la gorge sur le moment. Il ne s'est pas rendu compte qu'il tremble, tant il est tendu. Il a peur de l'avoir serré trop fort et relâche la pression alors qu'elle vient poser sa main contre sa joue avec toute la douceur du monde. « De tout mon être. Ça a toujours été mon obsession. Dès que je pouvais, j'allais à l'aéroport le plus proche. Mais si ton père m'avait fait tuer avant que j'ai pu te parler ? Intercepter un nouveau message ? Il n'est pas du genre à plaisanter et je sais à quel point tu es précieuse pour lui. » La pluie est moins forte, même si l'orage continue son bonhomme de chemin au loin, s'éloignant de vos têtes pour mieux tempêter ailleurs. « J'attendais d'avoir une chance de te revoir. J'ai tout fait pour. J'ai joué au bon petit soldat le temps que les choses se tassent. »

Même si "soldat" n'est pas le terme approprié. Il n'allait pas au front et ne se battait pas à armes égales. Il terrorisait les gens dans les ruelles, ne se servait jamais d'une arme sans silencieux et coupait régulièrement des doigts pour remettre les éléments perturbateurs à leur place. Rien d'agréable. Mais une sorte de routine. Quand il ne fallait pas se débarrasser des corps… Des choses auxquelles il ne préférait pas penser. C'est à son tour de poser sa main sur le visage de sa belle. Si ses yeux brillent, ce n'est pas uniquement à cause de sa soirée et de l'alcool qu'elle a dans le sang. Il aimerait que le temps s'arrête. Que jamais il ne doive la céder aux mains d'un autre. « J'espère qu'un jour tu pourras me pardonner  de t'avoir fait attendre si longtemps. » C'est libérateur de parler avec elle, à nouveau, sans le moindre filtre. Lui qui passe son temps à jouer un rôle, à éteindre ses sentiments, à s'exprimer avec ses poings, il a enfin retrouvé celle avec qui il peut être lui-même. Mais pourra-t-il continuer à être aussi égoïste ?

Enfin, il a pu la toucher. L'avoir dans ses bras quelques instants, lui parler en tête à tête sans encombre alors que cette soirée était si mal parti. Ash se love dans son odeur qui se mêle à celle de la pluie. Il lui avoue tout, sans détour. Au moins ce qu'il peut lui dire jusqu'ici. Qu'il regrettait, qu'il avait tenté de lui mentir, qu'elle n'avait jamais été une gamine à ses yeux, bien au contraire. Il peut lire dans les yeux d'Enid la reconnaissance de pouvoir enfin entendre ses mots-là. De pouvoir mettre l'histoire dans l'ordre, comprendre que tout cela venait de son père et pas de l'initiative de celui qui disait l'aimer plus que tout au monde. Ils se laissent tous les deux aller dans cette étreinte, la tête de la brune tout contre son cœur, la pluie continuant de tremper son dos immense qui les protège tant bien que mal alors que l'orage commence enfin à se calmer. Quand elle relève sa tête vers lui, il découvre des larmes le long de ses joues. Lui continue de trembler, sans croire que tout cela est bien en train d'arriver. Eamon a menti à sa propre fille, a ignoré son chagrin. Elle finit par murmurer avec soulagement qu'il est là devant elle, sans oser y croire.

Alistair prend ses mains dans les siennes, avec précaution, comme pour lui faire une promesse. Il la regarde dans les yeux, espérant que ses larmes sécheront bientôt et il ajoute simplement. « Je suis là. Je veux faire le maximum pour rester ici, auprès de toi. » Et sur l'impulsion du moment, il vient simplement embrasser le bout des doigts glacés de sa belle. Il ne peut pas lui faire de promesse. Il aimerait dire "rester pour toute la vie". Mais il a encore tant de choses à aborder. Comme le fait qu'il est marié et qu'il a une petite fille qui l'attend en Italie. Celia. Il ne peut pas l'abandonner aux mains de sa mère. Même si Enid lui demandait ? Il repousse l'idée, sachant pertinemment qu'elle ne souhaiterait jamais privé une enfant de son père. Mais ce n'est pas le moment pour en parler. Il veut déjà se faire pardonner et c'est en bonne voie, quand l'irlandaise lui assure qu'elle le pourra bientôt. Même si elle utilise le conditionnel pour le moment. Il laisse ses mains quitter les siennes alors qu'il peut lire beaucoup d'inquiétude sur le visage de celle qui a toujours hanté ses tourments.

Comme si son cœur se refermait, elle parle du fait qu'elle a continué sa vie. Qu'elle n'est pas disponible pour lui. Alistair baisse les yeux devant l'évidence. Il le sait, mais cela reste difficile à entendre. Chris l'attend. Son cœur se sert. « Et ma mission est de te reconduire à lui. » La pluie s'est complètement arrêtée, les nuages presque tous partie, les laissant à nouveau voir les étoiles et une lune superbe qui vient éclairer la nuit et leurs pas quand il se dégage de cette petite ruelle qui leur a servi de refuge. Que peut-il ajouter à cela ? Tout à l'heure, elle l'a remis sèchement à sa place pour éviter de parler de Chris. Alistair ne veut pas passer par quatre chemins et après avoir fait quelque pas, il lui confit le fond de sa pensée. « Je ne peux pas faire confiance à Chris. » Parce qu'il n'est pas un gangster ? C'est plus profond que ça. « Il rapporte tout à ton père. Je n'ai pas l'impression... qu'il soit vraiment de ton côté. Il n'était pas obligé d'avertir Eamon de ton absence. Ce n'est pas ce que ferait quelqu'un qui te fait vraiment confiance. »

Voilà, il l'avait dit. Peut-être, était-il le pire pour donner son avis. Mais il ne voulait plus jamais rien lui cacher. Est-ce que son ressenti sera utile ? Déplacé ? Mal accueilli ? Si elle aime ce petit-ami, peut-être se fâchera-t-elle pour de bon et Ash saura à quoi s'en tenir. Déjà, ils arrivent dans la rue où il doit la quitter et le colosse reste planter devant la petite infirmière dont il rechigne à se séparer. Sans un mot de plus, il s'approche d'elle et la serre dans ses bras à nouveau. Ils ne sont pas encore à l'appartement et la rue est déserte, il a pris soin de vérifier avant son geste. Car en la sentant contre lui, il vient alors faire glisser quelque chose dans la poche d'Enid. A son oreille, il ajoute simplement. « C'est un téléphone prépayé avec déjà le numéro d'un autre téléphone prépayé que j'ai chez moi. Cache-le, loin de Chris et de ton père. Peut-être dans ton casier au travail ? Dans un endroit sûr. Tu pourras m'envoyer des messages mais promets-moi d'être prudente. » Après avoir délicatement mis une mèche de cheveux derrière son oreille, il vient embrasser sa joue, luttant contre lui-même pour s'arracher à elle et la laisser rejoindre celui qu'il détestait le plus au monde car il avait les deux choses qu'il convoitait le plus au monde : faire officiellement partie de la vie d'Enid, tout en ayant la bénédiction de son père. Des choses, qu'il n'aurait probablement jamais, il fallait qu'il se rende à l'évidence.