C'est là qu'il faut que je parle de moi ? Quel exercice à la con. Vous êtes pas mon psy si ? J'ai pas confiance dans les psys. Ma thérapie, c'est les plantes. Je sais qu'elle m'écoute. On se comprend elles et moi, c'est inexplicable et si ça vous emmerde, vous êtes pas obligés de lire ses lignes. J'ai longtemps erré sans trop savoir quoi faire. Puis quand on m'a mis dans une camionnette avec des outils, de quoi me salir les mains et créer de beaux parterres de fleurs que j'entretiens, alors ça a commencé à donner un peu de sens à mon existence. Je ne me plains pas, j'adore ma famille. J'ai juste du mal à me trouver.
On se trompe souvent sur mon compte. Y'a des filles qui ont voulu sortir avec moi, alors qu'on était amie et après, on était plus amies. Y'a des mecs qui m'attiraient franchement et quand je leur ai dit, on était plus amis non plus. J'dois pas être doué. Les gens pensent que je vais dans une direction et je vais dans l'autre. On me prend pour un dealer, un voyou de quartier mais j'ai jamais touché à ça moi ! Ça doit venir de ma gueule ou de ma façon de parler, j'en sais rien. J'rentre pas dans les cases alors je préfère mes plantes. Et les bouquins.
Ouais je sais, c'est pas très viril d'adorer les romans à l'eau de roses, mais c'est mon refuge à moi. J'adore les histoires qui finissent bien. C'est mon pêché mignon. Je peux passer des heures à dévorer les livres que j'emprunte à mes sœurs, sans oser encore en acheter rien qu'à moi. J'suis qu'un trafiquant de livres qui adore parler à ses plantes. Pas très menaçant en soi, y'a pas besoin de changer de trottoir quand on me croise, mais c'est pourtant ce qui arrive. On m'a déjà dit au taf d'arrêter de me désaper mais j'ai chaud moi à travailler dehors ! Le type en salopette orange fluo, sans tee-shirt, c'est moi. J'ai souvent de la terre sur les mains d'ailleurs ou sur le visage faut pas faire gaffe. On m'a déjà fait des crasses mais je continue de faire confiance aux gens. Car au fond, je veux toujours croire qu'il y aura un happy-end pour moi aussi, malgré tout.
« Tyrone ! Tu vas être en retard ! »
Et merde ! Je sors la tête de ma lecture et constate que l'aube est passé depuis un moment. Mon petit boulot de l'été m'attend et je saute dans mon pantalon avant de me brosser les dents et de partir en enfilant mon tee-shirt à la hâte. C'est tout moi ça. Toujours de bonne volonté, mais y'a jamais rien qui va dans mon sens. A croire que je suis maudit ou un truc du genre.
Je suis né à Dublin, mais après ma naissance, la famille est venue vivre à DarkWicklow pour une maison adaptée à nous cinq, malgré le fait que le quartier soit un peu craignos. Mes parents, mes deux grandes sœurs et moi, ça fait un joyeux bazar. Faut dire qu'on a des parents aimants, qui ont trimé comme des malades toutes leurs vies pour bien nous nourrir et surveiller qu'on bosse à l'école. Or moi, j'ai jamais rempli ma part du contrat. Avec le recul, on m'a parlé de troubles de l'attention ou je ne sais pas quoi, mais les conneries des médecins, ça me passe un peu au-dessus. Des mots pour dire que je ne m'intègre pas, comme d'habitude.
J'suis pourtant pas le dernier des cons et après avoir enchaîné les petits boulots foireux où j'étais jamais à l'heure, j'ai trouvé ma voie en étant embauché par la mairie. C'est eux qui avait besoin d'un nouveau paysagiste. J'ai fait une formation là-dedans et ça m'a plu. Je fais surtout l'entretien des jardins publics donc je suis constamment dehors, d'un endroit à l'autre. Ça pousse, je reviens couper ce qui dépasse, replanter, retirer quand il y a des demandes. Un taf tranquille vous voyez ? Je partage mon amour de la lecture avec mes sœurs en secret et je laisse couler quand on me demande quand je leur présenterai un petit copain.
C'est pas que j'essaie pas, mais tout va toujours de travers. On dit que je suis trop si, ou trop ça. Trop envahissant, trop fleur bleue. Que je dois pas me comporter comme une gonzesse, mais quand je suis amoureux je ne contrôle rien ! J'y comprends rien au standard hétéro que je lis, j'y comprends pas plus dans les standards gays attendus. Alors je trace ma route, un peu solitaire, comme un vilain petit canard. Le pire, c'est que j'ai jamais eu besoin de faire mon coming-out. Ma famille a toujours remarqué ça chez moi. Et effectivement, quand je me suis posé des questions, j'ai compris que ma mère avait vu juste. On ne commande pas ses attirances pas vrai ?
Aujourd'hui j'ai mon studio dans un petit quartier pas trop cher, je l'ai eu par la mairie justement. Mais je passe 80% de mon temps chez mes sœurs ou chez nos parents. Je cuisine peu, je préfère traîner avec ma famille et leur rendre service comme je peux. Je sers de chauffeur avec ma camionnette de fonction, pour les déménagements ou les travaux. J'adore rénover des trucs, les casser, refaire. Décorer, mettre de la peinture partout. Quand il faut faire des choses de ses mains, je suis là pour prêter mains fortes ! J'adore les gosses aussi, j'ai toujours été la baby-sitter de mon quartier. Mais si mon quotidien est plutôt joyeux, je ne peux pas m'empêcher de me sentir un peu seul. Et quand je sors mon nez des lignes de mes bouquins, je me surprends à vouloir une belle histoire moi aussi. Mais qui voudrait d'un mec comme moi ?