T'as toujours été un mec sympa, apprécié, populaire même dès ton enfance. Le garçon sur qui on peut compter. Souriant, rieur. Un peu bagarreur mais toujours pour sauver l'honneur de tes amis, loyal donc. Tu te fais passer pour un dur, vu le quartier dans lequel tu as grandi. Mais tu sais aussi écouter et t'attendrir au besoin. Parfois de manière plutôt inattendue. On peut parler hypersensibilité, mais ça arrive surtout quand tu bois. C'est ta bête noire, le défaut qui te quitte pas : tu fréquentes les bars presque quotidiennement. C'est ton univers, tu y as tous tes amis de débauche et c'est ainsi que tu as rencontré l'homme de ta vie. Mais si ta vie nocturne est mouvementée, tu es bien sage derrière le comptoir de ta librairie le jour. Comme pour te racheter. On t'appelle Mister Gil, comme un pseudonyme qui t'aide à entrer dans ton rôle de dévoué commerçant. Si ton amour des livres est intacte, tu n'en lis plus assez à ton plus grand déplaisir. Mais tu as tes valeurs sûres que tu sais recommandées et qui déçoivent rarement tes clients. Tu adores parler de tout et de rien. Tout ça pour éviter de penser que ton mari te manque. Et aujourd'hui, plus que tout et à jamais.

C'est impossible.

Voilà ce que tu as pensé en lisant la lettre officielle qui t'était adressée pour t'annoncer le décès de ton mari militaire.

C'est impossible, il ne m'aurait pas fait ça.

Et pourtant, cette menace a toujours plané au-dessus de vos têtes. Tu pensais avoir réussi à passer outre. Mais cette vie vous l'avez construite ensemble. Martin était ton tout. Ton soleil. Ton soutien. Même s'il ne rentrait pas souvent en permission à tes côtés à Glenshade, vous avez fait de votre mieux et vous avez eu une belle vie. Une vie commune qui s'arrête si brusquement à ce jour. Le choc provoque un trou immense dans ton cœur et tu bascules, manquant de te rattraper au comptoir, avant de t'évanouir pour sombrer dans une inconscience enviable à la réalité foudroyante qu'on vient de t'imposer.

Qu'est-ce qu'il y a à dire sur toi ? T'as toujours été un bon gars. Le fils apprécié de ses parents qui a toujours évité les ennuis. Le frère à l'écoute pour ton jeune frère qui a grandi avec un handicap moteur. Tu l'as défendu dans la cour de récré, les poings en avant. Tu es tout de même passé pour le mec cool en agissant ainsi. Un équilibre complexe dans lequel tu as toujours brillé. Tu t'en es toujours voulu d'être "normal", lui qui a une vie plus difficile que la tienne mais vous avez appris à parler et vous comprendre, malgré de grosses disputes à l'adolescence. Aujourd'hui tu es en paix quand tu lui rends visite chez vos parents. Vous partagez la passion dévorante de la lecture et tu lui apportes toujours tes dernières trouvailles pour l'occuper.

Oona est entrée dans vos vies à ce moment-là. Elle était dans la classe de ton petit frère Leigh et elle aussi, a toujours pris sa défense. Et dès que vous avez commencé à parler, vous ne vous êtes plus jamais arrêtés. Elle est devenue ta meilleure amie. Elle te fait rire, elle te touche et tu adores son regard sur le monde. Tu l'as entraîné avec toi dans vos premières soirées alcoolisées. Peut-être le regrettes-tu un peu aujourd'hui car, quand tu avais 17 et elle 15 ans, vous avez couché ensemble. Un sujet interdit depuis entre vous. Car tu as résolu la situation en lui annonçant que tu étais gay. Que tu ne sais pas ce qui s'est passé. Puis Martin est entré dans ta vie. Un mec plus âgé que toi qui fréquentait les bars. Un militaire avec des parents plutôt aisé. Il t'a tout de suite embarqué dans sa vie en entrant dans ton cœur. Tu lui as tout donné et vous vous êtes mariés dès que tu as eu 18 ans. Car tu n'aimais que lui. Et lui a voulu te protéger de la dangerosité de sa carrière : il ne voulait pas te laisser sans rien si jamais il mourrait prématurément.

Jamais tu n'aurais cru que ça arriverait. Comme cadeau de mariage, Martin a tenu à t'offrir une librairie. Un cadeau peu commun qui a changé toute ta vie. Tu es entré dans sa gestion sans faire d'étude, tu as dû tout apprendre sur le tas et si les premières années ont été difficiles, cela a porté ses fruits et tu t'en sors à merveille aujourd'hui. Oona s'est mariée elle aussi, mais peu à peu, vous vous êtes perdu de vue. Car l'alcool est resté un compagnon envahissant. Martin n'était pas assez présent pour s'en rendre compte. Mais tu bois plus que de raison, tous les soirs, sans jamais t'arrêter et dans des quantités déraisonnables. Surtout depuis que tu as appris la mort de ton mari. A cette nouvelle, tu as fait un malaise vagal qui t'a conduit à l'hôpital et Oona a été contacté, car c'est son numéro qui était indiqué "en cas d'urgence". Si Martin n'est plus, cela te fait du bien de la revoir. Mais pouvez-vous reprendre votre amitié où elle s'était arrêtée, maintenant que tout a changé dans vos vies ?