Moi, je fais semblant de m’en foutre de tout. C’est plus facile comme ça, de garder un sourire en coin et de prétendre que rien ne m’atteint. J’ai cette carapace, solide en apparence, mais pleine de fissures. Parce que si je la laisse tomber, je sais pas trop ce qui resterait de moi. Alors je préfère hausser les épaules, faire comme si rien ne m’importait vraiment. Parler de ce qui me bouffe ? Non, merci. Je préfère garder ça pour moi.
La colère, je la connais par cœur. Elle reste là, juste sous la surface, prête à éclater quand je vois quelque chose qui me révolte, quand les vieux souvenirs viennent me hanter. Je suis pas doué avec les mots, jamais su comment exprimer ce qui se passe là-dedans. À la place, je laisse parler mes poings ou un geste qui dit plus que ce que j’oserais dire. Avec les gars, c’est souvent les poings qui parlent. Mais pour Siana, ma petite sœur, c’est un bras autour de ses épaules ou une présence silencieuse, à distance. Elle comprend mieux que les autres, elle sait ce que j’essaie de dire sans que j’ouvre la bouche.
Je dis toujours que je suis un mec de passage, que je veux rien de sérieux. Et pourtant, quand je m’attache, je le fais à fond. Même si je prétends le contraire, même si je dis que c’est juste pour un temps, je suis là, prêt à donner plus que ce que je laisse croire. Mais ça, je le garde pour moi, je laisse personne le voir. Trop de fierté, trop habitué à être seul pour demander à quelqu’un de rester.
Et ouais, je sais que j’ai des trucs à me reprocher, des choses que j’aimerais effacer. J’ai pas mal de regrets qui me rongent, comme ce que j’ai fait pour le gang ou Shannon, cette fille que j’ai jamais vraiment oubliée. Je dis que ça compte plus, que c’est du passé, mais ça continue de me tenir éveillé certaines nuits. Alors je fais ce que je sais faire de mieux : j’avance, je garde la tête baissée et je continue à faire semblant que rien ne m’atteint. Parce que c’est tout ce que je connais, au fond.

Je suis né à Darwicklow. Mon père, Rhodri, il venait d’une famille galloise, et c’était important pour lui qu’on garde nos racines, alors il nous a donné des prénoms d’origine galloise. Ma mère, Sadie, était tout pour nous, mais elle est morte quand j’avais 12 ans, en mettant au monde ma petite sœur, Siana. Ce jour-là, tout a changé.

Le vieux, il savait pas gérer ça. Il s’est retrouvé seul avec moi, Ariana, ma sœur jumelle, et la petite Siana qui venait de naître. Au début, il essayait, mais rapidement, il a commencé à devenir dur, trop dur. Ça, plus les coups, c’est devenu la norme à la maison. Moi, je me rebellais, j’étais pas le genre à courber l’échine. Alors, j’ai séché les cours, j’ai traîné avec les mauvaises personnes, et j’ai commencé à me foutre dans des histoires pas nettes. Ariana, elle, elle a essayé de tout garder en ordre, à aider Siana, à être celle qui restait forte.

Puis y’a eu Shannon. Elle est apparue dans ma vie quand j’étais au lycée. Shannon, c’était pas comme les autres filles. Elle me tenait tête, me remettait à ma place quand il le fallait, et c’est ça qui m’a plu. On s’est rapprochés, un peu par hasard, un peu par défi, et puis on est tombés amoureux. Le genre de truc qui te prend aux tripes, qui te fait croire que t’as peut-être encore une chance de t’en sortir. C’était nous contre le monde.

Quand elle est tombée enceinte, j’ai mis de côté mes envies de partir. J’ai voulu faire ce qu’il fallait. Être là pour elle, pour le bébé. Je voulais même lui passer la bague au doigt, je me voyais marié et papa et ça me foutait même pas la trouille... Mais ça a mal tourné. Elle a fait une pré-éclampsie, et le médecin m’a demandé de choisir entre elle et le bébé. En une fraction de seconde je devais faire un choix, qui vit, qui meurt... J’ai choisi Shannon, parce que je pouvais pas imaginer ma vie sans elle, même si une part de moi savait que ce choix lui ferait de la peine. Mais je pensais que ça allait l'a briser, nous briser... Et ça l’a fait. Quand elle s’est réveillée, elle était là, mais y’avait un truc de cassé entre nous. Elle ne me le disait pas ouvertement, mais je sentais bien qu’elle me tenait responsable de la perte de notre enfant. J'aurais du le choisir et la laisser partir, c'est égoïste mais j'aurais pas pu, je me suis dis, on pourrait réessayer d'avoir un gosse, mais Shannon il y en a qu'une... Peut être que ce choix était plus facile pour moi, car ce bébé, c'était certes mon bébé, mais j'ai pas vécut la grossesse comme Shannon, je l'ai pas senti bouger et tout ça. Elle, dans sa tête elle est devenue maman quand elle a su qu'elle était enceinte, pour moi c'était encore illusoire...  On a essayé de continuer, de recoller les morceaux, mais c’était trop dur. Elle voyait dans mes yeux le regret, et moi je sentais la distance qu’elle mettait entre nous. Elle se détournait, et ça me tuait de l’intérieur. Et moi, j’ai fini par plus supporter le poids de cette ville, de notre histoire. Alors, j’ai pris mes affaires et je suis parti, sans un mot. J’ai quitté Darwicklow, la laissant avec ses blessures et les miennes, espérant que le temps finirait par les apaiser.

J’ai erré un moment, de ville en ville, avec rien d’autre que ma moto et mes pensées. Et puis, j’ai retrouvé un ancien camarade de classe. Lui, il traînait dans un gang. J’avais rien à perdre, alors je me suis retrouvé à bosser pour eux, à faire des boulots que je pensais jamais faire. Je me suis fait une place parmi eux, un peu à la force de mes poings, un peu en fermant les yeux sur ce qu’on me demandait. J’ai gagné leur respect, et j’ai eu un boulot dans un garage. J’envoyais de l’argent à ma famille tous les mois, sans jamais oser remettre les pieds à Darwicklow. Je m’étais convaincu que c’était mieux comme ça. J'envoyais des cartes à mes sœurs pour leur anniversaire et noël, mais c'est tout...

Puis est venu ce soir-là, celui qui me hante encore. On avait des problèmes avec un flic local, un de ceux qui posaient trop de questions. Les menaces n’ont rien donné, alors Rusty, le patron du gang, a décidé qu’il fallait passer à l’acte. J’ai fini par me retrouver chez le flic, un flingue pointé sur lui, avec Rusty à mes côtés qui me soufflait de tirer. J’ai hésité, mais il m’a mis la pression. Il m’a promis qu’en le faisant, ma petite sœur, Siana, pourrait venir vivre avec moi, qu’elle serait protégée. Alors, j’ai tiré. J’ai regardé le corps tomber, le bruit de la balle encore dans mes oreilles... Finalement, je ne suis jamais allé chercher Siana. Elle méritait mieux que cette vie-là. Je suis resté dans le gang, continuant mes magouilles, mais avec cette amertume qui me bouffait de l’intérieur. Jusqu’à ce que tout parte en vrille. Rusty est devenu le boss, et il s’est mis à toucher à des filles, des gamines, des trucs que je pouvais pas tolérer. J’ai voulu partir, mais on quitte pas un gang comme on démissionne d’un boulot. Puis un jour, Rusty a franchi la ligne. Une gamine, elle ressemblait trop à Siana... C'était de trop, j'ai fais ce qui devait être fait et le gang s’est effondré. Certains sont partis en prison, d'autres dans des gangs rivaux ou faisant leur propre magouille. J'avais plus rien à faire aller j'ai pris ma bécanne et je me suis cassé comme à chaque fois.

Et puis, y’a eu ce coup de fil, celui qui m’a appris que le vieux était en train de crever. Je suis revenu à Darwicklow pour l’enterrement. J’ai retrouvé Siana, plus grande maintenant, mais elle avait encore ce regard de gamine, et elle s’est accrochée à moi, pleurant dans mes bras, me suppliant de rester. J’ai pas pu dire non. Peut-être parce que j’avais besoin de ça, de me racheter. Et puis, le gang, c’était fini. J'avais ce besoin au fond de moi d'être un gars bien, de me racheter du passé, d'avoir une vie à moi. Alors j’ai décidé de rester, je me suis acheté une caravane, et je me suis trouvé un job de mécano. C’est pas la vie de rêve, mais c’est une chance de recommencer, de voir où ça me mène. Peut-être que cette fois, je finirai par trouver ma place...