Est-ce qu'il y a quelque chose de plus sacré que le sommeil ? Si durement acquis, récupérateur et serein. C'est un réel plaisir d'y retourner, de s'y oublier, de s'y lover une fois le travail terminé. Je ne peux pas soupçonner la corde raide et difficile sur laquelle marche les gens au sommeil léger, perturbé, douloureux. Vraiment pas. A chacun son fardeau. Le mien est d'avoir perdu la capacité de voir à tout jamais. Si je devais décrire le monde dans lequel je suis plongée depuis mes 14 ans, il est bien différent de celui du sommeil, de la vie qu'on s'imagine si on vous forçait à fermer les yeux. Quand je suis éveillée, même sans la lumière, je perçois les mêmes choses que vous. Des couleurs qui rayonnent autour des gens que je croise, qui me parlent. Qui sont importants ou juste de passage. Peut-être que c'est ma cécité qui fait que je me suis mise à vouloir voir le monde autrement. A y imaginer quelque chose de magique, qu'on ne voit pas avec les yeux. Que moi, je pourrais tout de même percevoir.

Le sommeil, c'est sacré donc. J'apprécie moyennement qu'on tambourine à ma porte si tôt le matin. C'est pourtant ce qu'on est en train de faire quand je me lève en sursaut et me prends le plafond en plein sur le nez avec un craquement inquiétant. « Aïe ! La vache ! » Je crie de douleur pendant que les dernières brumes du sommeil se dissipent. Je reconnais cette voix… On dirait qu'il a même pu entrer chez moi sans problème. J'ai ma main sur mon nez ensanglanté et je cherche de l'autre mon réveil en braille qui m'indique qu'il est bien trop tôt pour une visite familiale. « Sio, c'est toi ? » Je demande alors en vérifiant que ma nuisette est en place et que je peux me diriger vers l'échelle du lit sans encombre. Je l'entends se prendre les pieds dans un truc. « T'es pas obligé de tout casser sur ton passage ! Je sais que c'est petit mais…  » Puis en me préparant à descendre l'échelle, avec la douleur au milieu de mon visage qui a bien fini de me réveiller complètement, il me parle d'une ampoule qui ne fonctionne pas.

J'ai un petit rire léger, pour tenter de faire oublier ma douleur. « C'est normal. J'en ai pas encore mis. » Si j'en veux à mon oncle d'être chez moi ce matin ? Non. C'est difficile de lui en vouloir pour quoi que ce soit. Car si je suis venue m'installer ici, c'est aussi pour passer le plus de temps possible avec lui. Qu'il me rende visite me fait plaisir. Attention, n'importe qui d'autre n'aurait pas eu ce privilège ! Il a clairement un passe-droit. La mort de Molly et de sa petite fille plane encore dans son sillage et dans mon cœur pas tout à fait guéri. L'enterrement, l'imaginer vivre seul ici alors qu'il prenait si bien soin de ma tante préférée, ça a été un véritable déchirement. C'est peut-être bête, mais je veux croire que ma présence dans la même ville que lui pourrait l'aider. Et puis je voulais remettre les pieds ici. J'en ai marre d'avoir peur de cette ville. Le passé c'est le passé. J'ai enfin les pieds par terre et me dirige vers le meuble qu'il a bougé. Bon ça va. C'est un autel avec des pierres, rien qui casse, je repousse le tout vers le mur pour éviter qu'il se le reprenne avant de le retrouver vers la cuisine.

C'est là que je trouve les mouchoirs et je viens m'essuyer la figure, tentant de contenir le saignement de mon nez qui a toujours été fragile. Je compresse ma narine ensanglanté avant de tendre une main vers lui, de toucher son épaule et de venir lui donner une accolade amicale. Il sent le tabac et il doit porter les fringues de la veille. Je ne pense pas qu'il ait dormi chez lui… « Salut tonton.  » J'ai un petit air grave. Je sais que mes yeux aveugle le cherchent et je n'ai pas mes lunettes à portée de main. Je suis juste en nuisette et je me penche sur la fenêtre pour ouvrir les volets. Je sens l'air frais d'une matinée ensoleillée. C'est sûr. Je sens le parfum des embruns, les rayons de soleil timides sur ma peau. « Comme ça tu devrais mieux y voir non ?  » Ma nuisette est légère, en soie, mais la vendeuse m'a assuré qu'elle n'était pas transparente. J'ai les cheveux en vrac, mais ça, ça ne change pas de d'habitude.

A tâton, car je n'ai pas emménagé ici depuis longtemps, je me saisis de la bouilloire et vais la remplir. « Tu es venu pour que je te serve le café c'est ça ? » Je lui adresse un sourire avant de mettre l'eau à chauffer, de trouver les tasses et sortir ce qu'il faut pour mon thé du matin. « Tu aurais pu ramener les croissants, t'abuses. » Je veux le taquiner, je sais qu'il fera de même. J'ai aucune idée de pourquoi il viendrait chez moi si tôt. A-t-il besoin de moi ? Je sers les boissons avant de m'asseoir sur le tabouret du bar espérant qu'il fasse de même. Je suis tournée vers lui, soucieuse, mais toujours un mince sourire sur les lèvres. « Qu'est-ce que tu fais là Sio ?  » Vraiment, je sens quelque chose qui me chagrine. Un truc qui le préoccupe. Plus que la tristesse dans laquelle il est plongé. Et j'ai bien l'impression que je ne vais pas tarder à savoir quoi.

La réplique de Siobhan me touche à vif. Comment ça le meuble était au milieu du chemin ? A peine réveillé, je prends conscience qu'effectivement, ce n'était pas le meilleur endroit où le mettre. Mais je n'ai pas encore pris mes marques ici. J'avais oublié que la porte était tout proche de mon lit. Ce genre de détails prend de l'ampleur quand on ne peut pas voir et je préfère éloigner rapidement de moi cette erreur dans une petite excuse légère. « Oups. » Oh ça va ! Il s'est rien cassé que je sache ? Après le meuble, c'est de l'ampoule absente sur laquelle il râle. Il est d'une sale humeur ce matin mais cela me fait sourire. Enfin descendu de mon lit en hauteur, je traverse l'appartement avec mon nez ensanglanté et ma nuisette de travers pour lui ouvrir les volets et le saluer d'un accolade. J'aime qu'il m'appelle chipie. Car c'est tout à fait celle que je veux être à ses yeux. Je m'occupe de tout, je lui reproche de ne pas avoir emmené de croissant et je nous installe sur mon minuscule bar en espérant qu'après être resté planquer comme un piquet à côté de moi, il finisse pas s'asseoir sur le tabouret que je lui tire de dessous le plan de travail. Je verse l'eau bouillante dans ma tasse quand il parle d'éviter les boulangeries. « Il y a que toi qui crie dès le matin Sio. Fais pas genre. »

Mais alors que je voulais boire tranquillement mon thé, je l'entends se lever, tirer un mouchoir de sa boite et mettre de l'eau dessus avant de s'approcher de mon visage. Je sens ses grandes mains sur mes joues alors que je le laisse faire en fermant les yeux, comme une enfant prise en faute. « J'adore Halloween. » Je dis alors dans une petite moue quand il me débarrasse de tout. « Merci.  » Puis il me demande si ça va. Je viens toucher mon nez. « Entre le plafond et moi, c'est le plafond qui a gagné mais ça va. Ce n'est plus douloureux déjà. Faut encore que je m'habitue à ce nouvel appartement. Et puis j'avais pas prévu de me réveiller si brusquement… » Je lui offre un sourire carnassier avant de prendre ma tasse de thé et de souffler dessus distraitement. J'ajoute un sucre, je tourne ma cuillère dedans et puis je lui demande ce qu'il fait là quand même. La tristesse perçue au-delà de l'agitation s'exprime alors dans sa réponse. Une lettre ? « Quel… genre de lettre ? » Je demande alors, cherchant à reprendre mon sérieux. C'était rare qu'il évoque Molly alors je veux surtout lui laisser la possibilité de parler. C'est elle qui nous a fait nous connaître après tout. Soucieuse, je baisse mes yeux aveugle pour ne pas le fixer, attendant qu'il m'en révèle davantage. Même si ce mauvais pressentiment s'intensifie un peu plus à chaque seconde. Le sort n'aura-t-il jamais fini de s'acharner contre lui ?

Je ne porte pas ma tasse à mes lèvres. J'écoute. Cette lettre. Voilà ce qui l'a mené à moi. Et la colère que je sens qui remplit peu à peu la pièce. Sio... Mon cœur se serre. Je sens que je ne vais pas aimer ce qu'il va dire. Il tapote ses doigts sur le bois de la table, nerveux. Il se contient. Il est prêt à partir en vrille. Même sans mes yeux, je sais qu'il a détourné le regard, qu'il n'ose pas me regarder, mal à l'aise. Puis il s'explique. Classée sans suite. Des mots qui font mal. A lui autant qu'à moi. Je serre les dents, laisse ma tasse sur la table, croise les bras pour me recroqueviller sur moi-même, sentant toute sa colère emplir mon univers. Siobhan est un homme entier. Cela se ressent dans ses émotions. Il était fou amoureux de Molly. De leur enfant. Bien sûr qu'il veut tout casser. Le coupable va s'en sortir ? Cela me crève le cœur, en écho avec le sien. Il respire fort. Il va casser quelque chose ? Il se contient encore. Pour moi. Peut-être seul, il aura commencé à détruire les alentours. Voilà pourquoi il a poussé ma porte si tôt. Il est hanté par son désir de vengeance. Et il sait que je suis la bonne sorcière pour l'aider dans son chemin de vie à cet instant. Car il a confiance en moi, autant que j'ai confiance en lui.

Sa dernière révélation me fait l'effet d'un coup de poing dans l'estomac. Passer à l'acte ? Je sens qu'il ne va pas aimer ce que je vais dire. Mais la provocation, avec lui, je sais que ça a des chances de marcher. « Et qu'est-ce que ça changerait ? » Mes mots sont durs. Je me tiens droite. Parce que je ne veux pas qu'il fasse une connerie. Je l'adore mon oncle Sio. Je ne veux pas le perdre. Je suis pas venue vivre si prêt de lui pour être complice d'un choix aussi atroce, pris sous le coup de l'émotion. « Tu crois que j'ai envie de te rendre visite en taule moi ? Et qu'en aurait pensé Molly, hein ? La vengeance ne te mènera nulle part. Jamais. Oublie ça tout de suite. » Ma détermination crève l'espace, je la sens vibrer dans l'air autour de nous. L'ai-je un peu ébranlé ? Je me lève, attentive. Je veux surtout être là pour lui. « Personne ne les ramènera Sio. » C'est la réalité. Je me le répète en boucle, pour accompagner moi aussi, ma peine de mon mieux dans cette histoire. Je viens poser ma main sur la sienne, espérant qu'il ne me rejette pas. « Ce qui compte c'est que tu es toujours là. Toi, tu respires. Moi, je respire. On est là aujourd'hui. Et on continue de vivre de notre mieux.  »

Je sais quelle tempête l'habite. J'ai la même à l'intérieur de moi, qui fait rage. La sagesse se paie au prix de nombreux tourments. Parce qu'on a pas le choix. Perdre des gens qui nous sont chers sont une épreuve. Mais dans mes croyances de sorcière, c'est une épreuve qui est là pour nous apprendre, à Siobhan et moi, une leçon importante qui nous rapprochera de notre propre bonheur. Oui c'est dur. Mais c'est ce en quoi je crois pour continuer de tenir. Pour voir le positif et aller de l'avant. Je sais que je ne pèse pas lourd à côté de l'amour de sa vie. Molly était un vrai rayon de soleil. Il doit souffrir à chaque seconde qui passe. Que puis-je faire de mieux que de lui dire ce que je pense, lui ouvrir ma porte et l'accueillir chez moi dès qu'il en aura besoin ? Si je fais mal, il ne tardera pas à me recadrer. Mais les émotions, c'est mon truc. Mon fond de commerce aussi. Si j'ai été maladroite, je le saurais et je trouverais le moyen de l'apaiser. Siobhan, tiens bon. Tu pourras toujours compter sur moi. Maintenant, plus que jamais.