Le sport, ça a toujours été son refuge. Les régimes protéinés, les boissons énergisantes faisaient partie de sa routine depuis bien avant que ça soit la mode. Après son accident, il avait eu besoin de reprendre possession de ce corps qui avait été brûlé, mutilé et plongé dans le coma si longtemps. Il voulait le retrouver, en faire quelque chose d'autre et pousser ses propres limites de plus en plus loin. Voilà pourquoi ce matin, Alistair courait le long du port de Wicklow. Il venait du centre-ville et rien ne l'avait interrompu. Plongé dans ses pensées, il n'y a qu'un visage qu'il gardait constamment avec lui : celui d'Enid. En Italie, en Irlande, qu'importe. S'il était condamné à être privé d'elle, personne ne pouvait l'empêcher de l'avoir constamment dans ses pensées. Même sept ans après l'avoir brutalement quitté sans explication, le jour même où ils devaient enfin pouvoir se toucher, s'embrasser pour la première fois, brûlants tous les deux d'un amour interdit et digital, qui pourrait mettre en danger sa propre vie.

Est-ce que lui donner un téléphone prépayé était une si bonne idée ? Il suffit d'un mot, d'un membre du clan qui aperçoit ce téléphone pour qu'ils soient tous les deux grillés. C'était vraiment dangereux, mais il ne supportait plus l'idée d'être proche d'elle sans pouvoir lui parler. Et il ne pouvait décidément pas compter sur les fois où Eamon l'appellerait en urgence pour s'occuper de sa fille. Cette soirée ensemble avait été un don du ciel. Il s'en repassait inlassablement chaque réplique dans sa mémoire, comme une douce litanie qui apaisait enfin son cœur. Au moins pour elle, il n'était pas un monstre. Même s'il restait persuadé d'en être avec toutes les atrocités qu'il devait faire pour la mafia italienne, puis à nouveau pour le clan Kinahan. Ne pourrait-il tout simplement pas rester pompier et abandonner tout ça ? Vous connaissez beaucoup de gangsters qui passent à autre chose ? A moins d'être en prison ou en cavale, il est difficile d'échapper à des représailles d'un clan aussi puissant que celui auquel il appartient. Abandonné Enid est absolument hors de question. Mais si jamais elle venait avec lui ?

Tout un tas de film défile dans ses pensées alors qu'il court, souffle en rythme, le sang remontant dans ses jambes, circulant à vive allure pour améliorer son endurance, la sueur coulant sur son front mais aussi dans son dos, vu la longueur de sa course. Il est au port et il entend quelque chose tomber dans l'eau, lourdement. Cela le fait sortir de son vague à l'âme et son instinct lui souffle qu'il se passe quelque chose d'anormal. Quand on a l'habitude du danger, de côtoyer les flammes et les cris des gens en détresse, on peut peut-être plus facilement sentir ce genre de choses. Alors il va voir, sautille un peu sur place alterté par le bruit et finit par apercevoir une jeune femme dans l'eau, à la dérive, incapable de nager contre le courant qui l'emporte. Elle se débat faiblement et le sang de Ash alors qu'il prend la décision de la rejoindre. Il faut prendre garde à l'hydrocution avec son corps déjà en ébullition et il retire déjà ses chaussures pour mettre ses pieds dans l'eau, se débarrasse de son marcel avant de faire quelques pas de plus et de plonger dans la mer pour nager vivement dans sa direction.

Il est taillé comme un nageur, même si ce n'est pas ce qu'il préfère pratiquer. Dans un crawl contrôlé, arrive à proximité de la jeune femme qui a perdu connaissance et la tient contre lui pour nager contre le courant et revenir sur la plage. Quand il touche à nouveau le sable, il la tient contre lui et sort de l'eau en la soulevant, cherchant à voir avec panique si elle respire encore. Il ne l'allongera pas dans le sable, préférant monter sur le pont pour l'allonger et observer son état. Elle respire. Son cœur bat. Il pousse un profond soupir en reprenant son souffle, sous l'effort de l'avoir ramené saine et sauve sur la terre ferme. Il aurait bien appelé les secours, mais il n'a rien d'autre que son bipper de pompier sur lui, qui heureusement, a survécu à la baignade. La jeune femme a très mauvaise mine. Elle est visiblement déshydratée et sous alimentée. Il faut qu'il trouve un taxi pour l'emmener à l'hôpital. Il commence par retrouver ses chaussures sèches et la prend à nouveau en princesse contre lui alors qu'il cherche une cabine téléphonique, ou tout simplement quelqu'un qui pourrait appeler des secours.

L'endroit le plus proche est le Morrissey Bar et le barman lui apporte directement une grande bouteille d'eau et fait appeler une ambulance. Il vous donne même des serviettes et Alistair en profite pour allonger la jeune femme sur une banquette recouverte de serviettes en espérant qu'elle reprendra vite conscience. Aux bruits plaintifs que fait parfois son estomac, il ajoute en direction du serveur. « Vous pourriez lui faire un sandwich ? Je crois qu'on va en avoir besoin. » Alors qu'il guette les premiers signes de son réveil, il est assis à côté d'elle et la regarde avec inquiétude. « Vous m'entendez ? » Dit-il, prêt à appliquer les gestes de premiers secours en cas de besoin. Il prend sa main avec douceur. « Si vous m'entendez, serrez ma main. » Il ne veut surtout pas l'effrayer avec ses cheveux dégoulinants et quelques algues qui sont restés collé à son torse nu. Il reste sur sa lancée. « Je suis pompier. Vous êtes tombés à l'eau, je vous ai sorti du courant. » Comprend-t-elle ce qu'il dit ? Ce serait un bon point de départ au moins. Même dans un moment comme celui-ci, il a une pensée pour Enid. La verra-t-il s'il l'accompagne à l'hôpital ?

Il est toujours difficile de prévoir comment va réagir une victime à une catastrophe. Le pompier y est habitué. Sauver les gens des flammes, souvent tombés inconscients à cause des fumées. Les aider à reprendre contact avec la réalité quand celle-ci leur échappe, recueillir les larmes quand ils réalisent qu'ils ont tout perdu, ou qu'ils sont soulagés de toujours être là. Sortir une jeune femme des eaux ne faisaient pas parti de sa routine mais Ash appréhendait sereinement cette partie du sauvetage. Confortablement installé dans le bar, déserté en cette fin de matinée, il tient sa main avec la force tranquille de la personne expérimentée. Elle qui avait tant de peine à bouger s'agite d'un coup avec l'énergie du désespoir. Ce qui l'inquiète : c'est qu'il la touche. Le colosse torse nu fait les yeux ronds quand l'inconnue lui adresse des regards effrayés. Bon, c'est vrai, il aurait pu remettre son tee-shirt : mais il n'a pas trouvé le temps. A-t-il fait là une erreur de débutant ?

Elle retire brutalement sa main et il la laisse faire, s'écartant un peu d'elle pour ne pas qu'elle pense qu'il la retient. Si elle parlait anglais, voilà qu'elle se met à parler une langue étrangère qui le prend au dépourvu. Il faut réagir vite et correctement. « Personne ne va te toucher. » Assure-t-il d'un ton calme, les deux mains ouvertes devant lui pour montrer qu'il ne fera rien. « Tu es tombée à l'eau ! J'ai… nagé …  » Prit un peu de panique pour réussir à la calmer, il lui mime son crawl avec les mains, espérant se faire comprendre malgré la langue qui a changé. « Je t'ai sorti de l'eau… » Il mime le fait qu'il l'a porté et qu'il a marché avec ses doigts loin de la plage en la désignant derrière la vitrine du bar. « Et je t'ai emmené ici. » Ses mains miment le fait de la poser sur la banquette. C'est le moment que choisit le barman pour apporter un sandwich et un pichet d'eau qu'il pose sur la table. En gardant les yeux sur la jeune femme en panique il le remercie d'un genre de la main. « Merci beaucoup monsieur. » Puis il s'adresse à elle. « C'est pour toi. Tu dois avoir faim. »

Vu comment son ventre à gargouiller, ça doit en être même à un état critique. Il espère qu'elle ne va pas fuir en courant, ou faire quoi que ce soit de stupide. Il pensait qu'elle n'en aurait pas le force, mais il vient de la surprendre. Mis mal à l'aise avec son regard effrayé, il retrouve alors son tee-shirt abandonné sur le dos de la chaise et l'attrape. Il a encore les cheveux trempés, tout comme elle et il attrape l'une des serviettes que le barman a aimablement apporté pour se sécher un peu, espérant que le jeune étrangère osera faire de même. Une fois un peu plus sec, il remet son tee-shirt et espère être moins impressionnant ainsi. « Je m'appelle Alistair. » Il dit simplement. Parfois, une conversation banale peut aider à détourner son attention d'un trouble, du choc encore persistant qu'elle pourrait vivre après avoir été sauvé de la noyade. Il tente quelque chose. « Tu es arrivée par bâteau ? Sais-tu où tu es ? » Encore une fois, c'est de sa formation de secouriste qu'il tire les questions. Si elle sait où elle est, ensuite la questionner sur une personne à contacter pour l'aider. Il la regarde attentivement, avec douceur mais toujours tendu et prêt à contrer d'autres soubresauts de panique.

Et voilà que le sauveteur s'évertue à se faire comprendre avec de drôle de geste pour décrire sa nage, sa manière de la porter jusqu'ici. Il se donne en spectacle sans trop s'en rendre compte. Mais il veut vraiment qu'elle se calme, que la peur disparaisse de ses yeux. Car il voit bien qu'elle a peur de lui. Et que la situation tourne au ridicule quand elle répond à nouveau dans un anglais parfait "pourquoi il fait des gestes". Il s'interrompt alors, gêné, passe sa main dans ses cheveux trempés en plissant les yeux. « C'est que tu as parlé dans une autre langue quelques instants... Tant mieux, si on peut se comprendre alors. » Il le déclare avec soulagement alors que la collation qu'il a demandé arrive. Il lui propose de manger et se rhabille, sans avoir tenu compte d'un autre question de la jeune femme en état de choc. Si elle doit le remercier ? « Et non, pas besoin de me remercier, c'est normal. » Il ajoute en la regardant manger avec un petit sourire décontracté, une fois son tee-shirt remis en place et ses cheveux à peu près séchés dans la serviette qu'on lui a gentiment prêté. Elle boit... directement dans le pichet ce qui est plutôt curieux mais ni le barman, ni le pompier n'ose la reprendre pour le moment. Après tout, ils sont seuls dans l'établissement au milieu de la matinée, ça ne dérangera personne.

Il finit par se présenter, par lui demander si elle sait où elle est. Mais alors qu'il parle... La brune vient se pencher vers son pantalon pour en ouvrir le bouton. Alistair est tellement déconcerté et surpris qu'il n'a pas bougé d'un pouce pendant les premières secondes alors qu'elle vient lui répondre, le plus naturellement du monde : qu'elle est aux Etats-Unis n'est-ce pas ? Sa main vient se glisser près de son caleçon quand il réagit enfin dans un grand fracas de chaise qui grincent sur le sol. Il s'est poussé en arrière pour se reculer, se lever d'un coup et lui adresse de grands yeux ronds, choqués. «  STOP ! » Il dit alors pour combler le silence et rattache son pantalon aussitôt, le rouge aux joues, déconcerté par la situation. Ne sachant que dire à propos de ses gestes... Il se raccroche de son mieux à la conversation.  « Non, tu n'es pas aux Etats-Unis. Je peux savoir comment tu t'appelles ? » Pour le coup, il reste debout, loin, préférant avoir la table entre eux et alors qu'il trouve ça un peu bizarre, il fait glisser sa chaise pour s'asseoir là, à deux bons mètres des mains baladeuses qu'il continue nerveusement de surveiller. Qu'est-ce... Qu'est-ce qu'elle a cette nana au juste ?!

« Tu es arrivée en Irlande. Cette ville s'appelle Dark Wicklow. » Il pousse un soupir profond en se demandant vraiment ce qui vient de se passer mais préférant faire abstraction en la surveillant du coin de l'oeil. Une nymphomane ? Une personne à mettre en asile ? Ce geste n'a rien de rationnel et le pompier veut faire de son mieux pour ne pas se laisser aveugler par cette drôle de situation. L'aider. C'était ça le but principal. « Est-ce que tu connais quelqu'un qui vit ici, ou tu as un personne à appeler pour lui donner de tes nouvelles ? » C'est plutôt mal parti : si elle ne sait même pas où elle est. Mais qui est-elle ? L'énigme s'épaissit sauf que maintenant, le pompier reste méfiant. Il n'est pas du genre à profiter du malheur des autres. Mais le clan Kinahan pourrait bien vouloir recueillir ce genre de profil... Une jeune femme abandonnée, habitué à "remercier" les hommes qui s'approchent d'elle. Ferait-elle déjà partie d'un trafic quelconque ? Là, ça n'est plus du ressort du pompier, mais du gangster et c'est là qu'Alistair hésite. En dehors d'Enid, il ne doit pas faire preuve de compassion. Est-il vraiment la meilleure personne pour l'aider finalement ?

Alistair est perdu. Presque autant que la femme qu'il tente de cerner et qui s'est réfugié à l'autre bout de la table quand il s'est reculé. Dissonance. C'est pourtant elle qui... Pourquoi elle prend peur ? Il préfère faire abstraction, continuer son protocole de pompier, une question après l'autre. Elle est surprise d'être en Irlande. Venait-elle du bateau à quai ? Une clandestine, vu sa dénutrition ? L'enquêteur récolte les indices un à un, tentant de percer à jour les yeux noirs de la brune qu'il vient de sauver. Son prénom ? Taïsiya. Une consonnance qui t'est parfaitement étrangère. Ceci explique la langue qu'elle a parlé sans même s'en rendre compte ? Quelqu'un à appeler ? Si elle ne sait même pas où elle, qui pourrait bien l'attendre ? Il réfléchit, posant ses coudes sur ses genou en se penchant en avant, détaillant sa potentielle victime. Il n'aime pas cette décision. En Italie, il aurait agi comme un robot. Mais de retour dans sa ville natale, avec Enid a approché, il ne veut plus commettre d'erreur. Et pourtant. Un mot de son père et le destin de l'inconnue sera sceller. En un sens, ça le rend malade. De l'autre, une partie de lui est ravi d'avoir les pleins pouvoirs sur quelqu'un d'autre : lui qui est voué à l'obéissance et la servitude des gangsters sous peine d'être séparé à nouveau de celle qu'il aime plus que tout au monde.

Il la regarde manger en silence pendant une longue minute, voyant son malaise. C'est lui qui la met mal à l'aise ? Après... ce geste fou de lui ouvrir sa braguette au milieu de la conversation sans préavis ? C'est le monde à l'envers. Et pourtant, quelque chose le touche dans cette détresse qui colle à la peau de Taïsiya qui l'a appelé "monsieur" avec une soumission prononcé. «  Tu peux m'appeler Alistair. » Il se redresse alors et pousse un soupir en tentant de mettre de l'ordre dans sa tête. « Est-ce que tu as besoin de mon aide ? Je pense que le plus sûr serait que je t'accompagne à l'hôpital. Là-bas, ils connaissent des associations pour aider les personnes dans le besoin. » Alors il choisit de jouer les gentils ? Il sort son téléphone de sa poche, ajoutant à son discours, tout en se levant. «  On peut te trouver un toit et de la nourriture gratuitement pendant quelques temps. Ce sont des gens bien. Tu seras entre de bonnes mains Taïsiya. » C'est là, qu'il ose lui offrir un sourire rassurant. Avant qu'on ne décroche et qu'il commande un taxi à l'adresse du restaurant. Et ainsi, tout est bien qui finit bien, non ?

Le dilemme est grand. Il se sent partir d'un côté, de l'autre. Cette femme est mystérieuse, en détresse. Déroutante. Peut-il vraiment avoir son destin entre ses mains ? Il l'a sauvé de la noyade, l'a emmené quelque part pour qu'elle puisse manger et lui donner des informations sur elle. Il a agit comme un pompier mais son âme noir de gangster refait surface quand il pense aux félicitations de son chef s'il ramène une nouvelle fille pour le business. Difficile de vivre dans cette dichotomie. Elle doit être plus jeune qu'Enid. Et pourtant, pour le cartel Kinahan, jamais elles ne seront traitées de la même manière. Quand il souligne qu'elle peut l'appeler par son prénom, voilà qu'elle continue de l'appeler "monsieur". Il est simplement déconcerté et se replonge dans ses pensées sans savoir encore quoi faire.

Il ne peut pas la prendre en charge. Les autorités le feront. Mais il parle de l'emmener à l'hôpital et il ne remarque pas tout de suite la peur qui éclot dans ses yeux noirs. Tellement affamée, elle tenait à peine debout. Il n'entend pas qu'elle proteste alors qu'il se lève pour passer son coup de téléphone. Mais qui appelle-t-il au juste ? On a pas encore décroché quand il surprit la jeune femme à détaler en dehors du restaurant, avec une pointe de vitesse parfaitement insoupçonnable. Sur le téléphone, le numéro affiché n'est pas celui de l'hôpital. Mais bien celui de son boss. Il s'excuse et raccroche avant de se lancer à la poursuite de la brune. « Non ! Attends ! » Elle ne peut pas lui filer entre les doigts maintenant ! Elle l'a tellement déconcerté, que les secondes de surprises lui ont permis de disparaître dans une direction qu'il n'arrive pas à déterminer. « Taïsiya !  » Pourquoi lui répondrait-elle ? A-t-elle senti le danger ? Il court dans une direction, cherche autour de lui, sans déceler quel chemin elle a pu prendre. Il cherche encore une bonne dizaine de minutes avant de pousser un juron et de retourner au restaurant payé son dû. Et voilà la presque noyée qui repart dans la nature. Devrait-il la signaler à quelqu'un ? Est-ce un signe qu'il ne devait pas l'emmener à Eamon ? Comment le savoir ?

De cette histoire, Alistair n'en a jamais reparlé à personne. Même s'il reste curieux de ce que la jeune femme a pu devenir. Elle sera une ombre dans son chemin, un mystère insoluble. Jusqu'à ce qu'il retombe sur elle. De la manière la plus inattendue qui soit.